Or, la mort ne nous empêche même pas d’aller au cinéma.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 91.
Il y a le triste édifice où nous étions enfermés, octobre au carreau, le soin prolongé de l’étude et puis, au cœur de la situation, au sein d’un volume imprimé, la porte ouverte sur la forêt des possibles, l’or inépuisable des visions.
Pierre Bergounioux, « La voix du bois », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 65.
Le vent qui s’est établi au nord-est éclaire et obscurcit, alternativement, le ciel, ce qui oblige à modifier en conséquence l’état intérieur et trouble inutilement son repos.
Pierre Bergounioux, « lundi 28 août 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 607.
Ils cassent toutes les pierres, soi-disant pour voir comment fut fait le monde. On leur montre une majestueuse pyramide de rochers, et c’est au mieux un laccolithe : parle-t-on d’un glacier, ils deviennent pensifs et débattent sur la possibilité qu’il offre de contenir ou non des habitants d’un village lacustre avec leur loulou-des-tourbes (joli nom, ça).
À mi-chemin entre Dombas et Jerkin, un pauvre bloc de pierre sur lequel je m’étais assis excita ces messieurs au plus haut point ; je dus bel et bien me lever et laisser mon siège à leur voracité : tandis qu’ils le cassaient en morceaux, ma personne s’éclipsa en catimini ; semel in anno licet insanire.
Si donc j’évite si possible les géologues, il n’en demeure pas moins que j’aime leur science, surtout à la fin de l’automne. (Frau Doktor prêtait l’oreille derrière une nébuleuse d’Orion de fumée de cigarettes ; autrement non plus on n’aurait pu voir ses yeux, car bien sûr elle portait des lunettes.)
Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 54.
Je me tus. Une sauterelle venait de bondir sur une de mes jambes. Les épreuves avaient métamorphosé mon corps. Les maladies nerveuses provoquaient une multiplication de lambeaux de peau parasites. Partout grossissaient sur moi de vastes écailles ligneuses et des excroissances. La sauterelle accrochait à cela ses pattes.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 94.
La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.
Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.
Hier après-midi, j’eus d’abord de la peine à supporter Valli, mais une fois que je lui eus prêté Die Missgeschickten et que, ayant lu depuis un bon moment déjà, elle m’a semblé devoir se trouver convenablement sous l’influence de l’histoire, je me suis mis à l’aimer à cause de cette influence et je lui ai fait une caresse.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 136.
Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.
J’ai cru bien entendu
qu’il fallait partir à la chasse, poursuivre
le temps comme une biche rapide, arracher
ses cornes, jouir
de l’hémorragie des heures
tombées dans le crépuscule la face couchée dans l’étang.
Je ne voulais pas, bien sûr,
m’éloigner de moi-même, me perdre,
et ne plus retrouver
ces heures tranquilles et longues
que j’avais laissées en arrière,
ces heures à côté du temps
que je sais encore là, douces et immobiles,
et qui n’ont point encore compris
ce que j’espère du voyage
dans un temps qui ne peut même pas se passer
du temps.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 248.
Excuse-moi de ne pas venir aujourd’hui, j’avais dimanche quelque chose à faire et je ne l’ai pas fait, car le dimanche est court. Le matin, on dort ; l’après-midi, on se lave les cheveux et au crépuscule, on va se promener comme si on était un paresseux. J’emploie toujours le dimanche à prendre mon élan vers des plaisirs, c’est assez ridicule.
Franz Kafka, « lettre à Max Brod (21 octobre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 605.
L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.
Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.