figurine

Car Anne, pour vivre en moi à l’état de blessure, n’en était pas moins morte, enterrée sous des tonnes de lucidité, définitivement perdue pour la sorte d’homme que j’étais, instruit de la fixité des choses. Anne ne reviendrait pas, elle était loin, maintenant, figée dans la solide statuaire de l’échec, ou, si l’on préfère, figurine tournoyant dans la spirale du désastre, mais, en tout état de cause, face au désistement du présent et de l’avenir, le passé faute de mieux l’aspirait, et je n’avais d’autre effort à fournir que celui, au demeurant notable, de me mouvoir dans le sens contraire.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
devions

Mais les autres après nous, ceux qui ne savaient pas, ceux qui n’existaient pas encore, ceux-là sans doute nous verraient (si elle voulait bien) tels que, d’une certaine façon, nous étions, nous devions être, l’un près de l’autre, comme si avant même que nous sachions, que nous soyons, il avait été dit quelque part, écrit, que nous serions ensemble, rien que cela.

La micheline est sortie du silence. J’ai regardé le visage jusqu’à ce qu’elle m’emporte parce que je savais bien que, lorsqu’il aurait disparu, ce serait encore comme s’il n’avait pas vraiment existé.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 144.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
fantaisie

Déjeuné à Pietro Ligure, par temps superbe, dans un château fort énorme, en ruine, du XVIe. Bœuf parfait. Rentré par l’autoroute à 140, perforant les tunnels à 100 ; me sentant comme balle dans un canon de fusil.

Ce qui tuera le communisme, c’est l’absence de fantaisie.

Paul Morand, « 26 avril 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 505.

David Farreny, 2 sept. 2010
folâtre

Au nombre des animaux qui assistèrent à l’exécution de Will Scheidmann, on compte les ruminants qui paissent autour des yourtes et qui, non sans indifférence, parfois dirigeaient leurs regards vers le poteau contre quoi Will Scheidmann vomissait leur lait, mais, surtout, il y eut un oiseau qui était originaire du lac Hövsgöl, un échassier d’humeur folâtre, critiqué parmi les siens pour ses comportements individualistes, et qui ce matin-là s’amusait à tracer de courtes boucles au-dessus du terrain des opérations et à faire du sur-place tantôt à la verticale des chamelles, tantôt à la verticale des sœurs Olmès. Ses plumes caudales un peu rabougries desservaient l’élégance de sa silhouette, mais peu importe. […]

Dans le monde des chevaliers à pattes vertes et des chevaliers aboyeurs, cet échassier était connu sous le sobriquet de Ioulghaï Thotaï. […]

Ioulghaï Thotaï se déplaça vers l’ouest puis il agita les ailes avec une lenteur tournante, glissant et planant selon un dessin d’entonnoir et freinant sa trajectoire au point de paraître immobile en plein ciel. Il avait appris à voler de cette manière, profondément étrangère à ceux de son espèce, en observant les mouvements d’une buse et en les adaptant à sa corpulence et à sa charpente.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 74.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
photographié

Ordinairement, le sujet photographié est pris en traître dans la stupéfaction de l’instant. Un visage unique parmi tous ceux que l’on peut lui voir à travers la vitre du train de ses pensées. Pourquoi celui-ci ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
capable

Il n’a jamais prétendu être un génie, de toute façon, il n’y voit pas même une question, fadaises et billevesées. Le génie se fabrique, ou se libère peu à peu, à l’instinct. N’importe qui peut peindre, n’importe qui devrait prendre la liberté de peindre, parmi ceux qui en ont les moyens matériels, le monde irait moins mal, il y faut bien sûr un minimum de talent, de la dextérité, une intelligence sensible, des pinceaux et des tubes de couleur si l’on va par là, mais le plus important est ailleurs. La difficulté n’est pas d’avoir reçu ou non il ne sait quel don d’il ne sait quel ciel, rodomontades, la difficulté est de ne pas se laisser entraver par ce qui limite l’écrasante majorité des individus et même des artistes, non seulement l’abrutissement ordinaire et le confort soporifique, mais aussi bien la complaisance et le bon goût, l’effroi et la demi-mesure, plus encore la raison raisonnante qui menace toujours d’arraisonner, de provoquer la censure de son propre geste, coupant de l’intuition et donc de l’instinct qui est premier et qui doit le rester, cela aussi Proust l’affirmera sous peu, précisant qu’en matière d’art et de création « cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. »

Bertrand Leclair, Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, p. 19.

Cécile Carret, 9 mars 2014
loi

Il avait coutume de nommer ses vertus et ses défauts, Chambre des communes et Chambre des Lords et, très souvent, la première promulguait une loi que la seconde refusait d’adopter.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 135.

David Farreny, 23 oct. 2014
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015

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