glu

Les familles en général, et les mères en particulier, sont très souvent, je le crois, ce qui nous rappelle à la tristesse fondamentale d’exister, à ce vieux fond de malheur dont elles sont le creuset, à ce mélange de peur, de respect, de rancune, de culpabilité qu’elles nous imposent comme une ur-Suppe définitive. Je comprends les fils indignes qui tirent un trait sur tout cela, qui bâtissent un mur, qui se rendent aveugles et sourds, qui mettent des centaines ou des milliers de kilomètres entre eux et la menace de cette glu de désolation où la famille veut les rouler, ou bien les roule sans le vouloir, par simple malédiction de structure. Je les comprends, mais je ne suis pas prêt à les imiter. Et certainement ne le serai jamais : il est trop tard.

Renaud Camus, « dimanche 2 janvier 2000 », K. 310. Journal 2000, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 11 avr. 2004
taille

Il me vient à l’esprit que l’être n’a pas de taille. On le savait. Je le sens. C’est grave. Ce n’est pas tranquillisant.

Comment espérer jamais trouver la quiétude si l’on n’a d’assiette que métaphysique.

Agir gèle en moi.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 923.

David Farreny, 26 juin 2004
raréfié

Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.

Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.

David Farreny, 20 avr. 2006
choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
contrée

Ah ! voilà les chevaux qui se mettent à hennir ; ce bruit doit être prescrit par un ordre supérieur pour faciliter l’auscultation, et maintenant, je le vois bien : oui, le jeune homme est malade. Dans le flanc droit, à hauteur de la hanche, une plaie grande comme une soucoupe s’est ouverte. Rose, nuancée de mille tons, sombre au fond, puis de plus en plus claire à mesure qu’on se rapproche des bords, fine de grain, avec du sang qui s’accumule irrégulièrement, ouverte comme un puits de mine à ciel ouvert. C’est ainsi qu’elle se présente à distance. De près, elle paraît encore pire. Qui peut regarder cela sans un léger sifflement ? Des vers, de la grosseur et de la longueur de mon petit doigt, roses et barbouillés de sang, se tordent au fond de la plaie qui les retient, pointent de petites têtes blanches et agitent à la lumière une foule de pattes minuscules. Pauvre garçon, on ne peut plus rien pour toi. J’ai découvert ta grande plaie ; tu péris de cette fleur dans ton flanc. La famille est contente, elle me voit à l’œuvre ; la sœur le dit à la mère, la mère au père, le père à quelques visiteurs qui entrent sur la pointe des pieds par le clair de lune de la porte ouverte, en étendant leurs bras pour faire balancier. « Me sauveras-tu ? » souffle entre deux sanglots le garçon complètement hypnotisé par la vie qui grouille dans sa blessure. Tels sont les gens de ma contrée. Ils exigent toujours l’impossible du médecin. Ils ont perdu l’ancienne foi ; le prêtre reste chez lui et transforme en charpie les ornements sacerdotaux l’un après l’autre ; mais le médecin doit tout faire de sa main légère de chirurgien.

Franz Kafka, « Un médecin de campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 443-444.

David Farreny, 3 déc. 2011
infiltrer

Il se blottissait contre elle le soir sur la natte. Ils regardaient la lune par la fenêtre. Elle restait froide, le dos tourné. Lui éprouvait un sentiment cotonneux, d’une mollesse épouvantable. Alors ils ne prononçaient plus un mot, et c’était comme si quelque chose de la mort, quelque chose du moins relevant de notre misère à tous, était venu rôder là sur leur natte et s’infiltrer dans l’interstice suave, trop suave, de leurs corps enlacés.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 37.

Cécile Carret, 9 mars 2012
souvenir

C’est un peu comme si, la mort nous attendant dans l’escalier, il fallait vite trouver ce qui va constituer un souvenir de la vie dans l’éternité de la planche.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 20.

David Farreny, 24 mars 2012
estimation

La philosophie humaine est, comme telle, la philosophie d’un individu particulier revue par celles des autres, même celles des fous, et corrigée selon les règles d’une estimation raisonnable issue des degrés de probabilité.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 121.

David Farreny, 23 oct. 2014
irresponsabilité

Nombreux sont les poètes qui appellent « poésie » une simple forme d’irresponsabilité intellectuelle.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies successives à un texte implicite, p. 167.

David Farreny, 27 mai 2015
preuve

Parfois nous souhaiterions entendre la sentence du médecin qui nous condamnera à mort, afin d’avoir ainsi la preuve que la situation qui tant nous pèse aujourd’hui était pourtant le bonheur même.

Éric Chevillard, « mardi 2 juin 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 juin 2015
dilemme

Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent — inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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