saigne

Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas, il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pommard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.

Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, le pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. […] Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.

Joris-Karl Huysmans, Sac au dos, Ombres, p. 26.

David Farreny, 23 mars 2002
époque

Je sais bien que tout homme pensant tient son époque pour la plus misérable, mais je dois avouer que je ne suis pas exempt de cette illusion.

Arthur Schopenhauer, Petit bréviaire cynique, texte inédit publié par le Magazine littéraire, numéro 328.

Guillaume Colnot, 6 janv. 2004
profonde

Il n’était pas possible d’aller bien loin, sans plan, sans la contrainte et l’appui de la structure profonde.

Pierre Bergounioux, « mardi 25 août 1992 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 203.

David Farreny, 20 nov. 2007
jours

36 ans aujourd’hui, lundi de Pâques. Âge équinoxial ; maintenant mes jours vont raccourcir.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 20.

David Farreny, 5 juil. 2009
inéluctables

On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 7 mai 2010
hasard

À partir de Guttannen, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme. Des deux côtés, ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. Le sol plus égal forme parfois une vallée étroite et est encombré d’énormes blocs de granit. L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. Mais on voit que les côtés des rochers se sont arrondis peu à peu. On s’aperçoit également que la végétation souffre de plus en plus de la malédiction d’une nature dénuée de chaleur et de force. On ne rencontre plus de sapins, rien que des broussailles rabougries, des pins, des mousses, une misérable herbe, ou même pas, quelques mélèzes ou des cyprès. Des gentianes poussent en abondance à un endroit. Une famille cueille leurs racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été, à l’écart le plus complet des hommes ; elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, pp. 73-74.

David Farreny, 12 janv. 2011
constructions

Car ma perception du quartier a changé depuis que je vis dehors. Jouer un personnage m’a rapproché des différents commerçants, dans la mesure où j’essaie de ne pas trop me faire remarquer, de prononcer les paroles qu’ils attendent, de répéter les formules consacrées, les évidences triviales du bon sens ordinaire, de faire vraiment comme si j’étais l’un de ceux qui chaque jour échangent avec eux quelques nouvelles et quelques sourires, comme si « j’en étais », en somme. Je peux me le permettre maintenant que je suis sûr de ne vraiment pas « en être », alors que jusqu’à mon déménagement c’était plutôt l’inverse : ma distance apparente – de l’ennui plus que du mépris, à vrai dire – n’était que pour me persuader que je « n’en étais pas » alors que « j’en étais », et même profondément, regardant la même télé, écoutant les mêmes nouvelles et vivant aussi machinalement que mes interlocuteurs d’occasion. Aujourd’hui, au moins, je suis le seul à coucher dehors, à ne payer ni taxe foncière ni taxe d’habitation, et ils ne le savent pas, sauf François, mais François n’est pas un interlocuteur ordinaire.

Quand je dis que ma perception du quartier a changé, ce n’est d’ailleurs pas aux commerçants que je pense d’abord. Je pense à des tas de choses. À l’architecture, par exemple. J’ai appris à regarder les immeubles et je trouve des beautés ignorées aux plus ordinaires d’entre eux. Architecture des années 1950 et 1960 a fait des ravages par ici, mais beaucoup de constructions des années 1930 ont de l’élégance, et puis, en cherchant bien, on trouve encore des petits pavillons, des cottages à l’anglaise, des villas surprenantes et des jardins secrets. J’avais depuis longtemps vu tout cela, aperçu, survolé. Maintenant, je m’y attarde et j’y prends plaisir.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 82.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
marmelade

Lorsque nous entrons à notre tour dans la chambrette, moi et mes lecteurs, moi d’abord, pardon, il le faut bien, je dois vous introduire, elle a déjà déballé tous ses pots et déroule d’une traite son boniment.

Sa marmelade est à la marmelade ce que l’or fin est au fer blanc.

[…]

Sa Sainteté le pape en fait dit-on remplir chaque matin un bassin de marbre cruciforme pour se baigner dedans et le Prince d’Orient a ordonné à son chirurgien personnel de lui ouvrir une deuxième bouche à côté de la première afin de pouvoir en engloutir davantage.

On a vu des prunes, des coings, et même des abricots rouler depuis leur branche dans son chaudron fumant pour en être. On a vu des abeilles fermer boutique après avoir goûté sa marmelade puis s’exiler dans des pays sans fleurs et butiner des cailloux par dépit et mortification.

Sa marmelade en applications quotidiennes guérit les lépreux si bien que c’est à qui leur léchera les aines et le ventre. Sa marmelade change la triste insomnie en aubaine et festin nocturne.

Ta femme est partie, sa marmelade la fera bien vite rappliquer, mais peut-être alors ne souhaiteras-tu plus autant la revoir chez toi. Sa marmelade est une purée de soleil candi, un regret pour les anges, un régal sur huit mètres pour l’intestin. Ah ! Dieu savait où il voulait en venir en créant le monde.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
panorama

Puis on me mit au lit dans une grande chambre au sommet de la maison, dans un dortoir de douze lits, aux murs revêtus de planches vernies. C’était si haut – on ne voyait, de toutes parts, que le ciel descendre jusqu’en bas des grandes fenêtres – qu’on se serait cru en pleine mer, dans le poste de commandement d’un navire. La neige tourbillonnait dans le vide.

Pour découvrir l’immense panorama il fallait aller sur le balcon, et toute la vallée se déployait alors. Un seul coup d’œil permettait d’être partout à la fois, de savoir bien avant les habitants du village qu’un camion rouge était en train d’arriver ou qu’on faisait traverser la route à un troupeau de vaches dont on entendait de loin les clarines.

Ce fut, dès lors, tous les jours, la même aventure du regard. Pendant les huit ans que je passais dans ce pensionnat appelé Collège Florimontane, je ne m’en lassais pas. Toute la vallée, avec ses pentes, ses maisons, ses habitants, était à la disposition du regard. Tout à la fois, on pouvait voir les gens traverser la place du village et sur la pente, à une demi-heure de marche de là, le fermier en train de rajuster sa barrière autour du potager carré.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 173.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
angle

Il y a quelque chose qui m’a toujours étonné. C’est la difficulté qu’on éprouve à se trouver des défauts. Et comme ceux des autres nous sautent aux yeux. La sincérité envers soi-même, ce n’est sans doute pas autre chose que ce regard d’un autre en soi, regard rarement bien placé, changeant, « objectif ». On éprouve l’impression de sincérité quand l’angle est bon, c’est-à-dire écartelant.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 267.

David Farreny, 27 mars 2012
tordaient

Assise figée dans la salle de séjour pendant que l’enfant et son gros ami sautaient d’une chaise sur des coussins en chantant très fort : « La merde saute sur la pisse et la pisse saute sur la merde et la merde saute sur la bave… » Ils en criaient et s’en tordaient de rire ; se chuchotaient à l’oreille, regardaient la femme, se la montraient, riaient de nouveau. Ils n’arrêtaient pas. La femme ne réagissait pas.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 64.

Cécile Carret, 26 juin 2013
roussis

Il faut me croire. Tout me reste, la paix très particulière d’un dimanche matin de printemps sur la sous-préfecture assoupie, le frais soleil qui éclipse, presque, l’octobre éternel du grès permo-carbonifère, la rue familière qui contourne l’école maternelle où va bientôt s’achever ma scolarité et qui mène au sombre hôtel Renaissance. Celui-ci abrite, outre la bibliothèque, les petites classes du primaire, le conservatoire de musique et l’harmonie municipale, le dispensaire de santé publique, le siège des organisations syndicales et celui de la société savante.

Un guichet, percé dans l’épaisse porte cochère, toujours fermée, ouvre sur une cour pavée de galets de rivière. Une galerie à arcades mène, à droite, à l’entrée dont le linteau est gravé de trois bucranes, les armes de la famille de robins qui a fait bâtir l’édifice au temps du roi François. Il faut gravir deux larges volées de marches, creusées par l’usure, sous l’œil exorbité de mascarons sculptés dans les angles de la cage d’escalier. Le mot « bibliothèque » est peint, en anglaises jaunes, sur un cartouche vissé dans l’étroite porte grise à deux battants. Je ne sais plus si j’ai emboîté le pas à mon père ou s’il m’a poussé devant lui après l’avoir ouverte. Mais je me rappelle avec une netteté parfaite le sentiment terrible, trop grand, trop lourd pour moi, qui m’a submergé au premier regard. On ne pouvait donc grandir comme il convient, agir à bon escient qu’à condition de fréquenter, d’absorber ces volumes roussis, flétris, entassés du sol au plafond ! Une tristesse sans nom, sans fond a supplanté la fête que je me faisais de découvrir ce lieu, les découvertes, révélations, ivresses que j’en attendais. Le même découragement me prendrait, aujourd’hui, à l’autre bout du temps, si la scène me repassait sous les yeux.

J’ai eu, à six ans, l’intuition immédiate, intemporelle, adéquate de ce que tous ces livres étaient morts, n’enfermaient rien qui réponde à mes attentes. Tout le disait, le criait, leurs dos fourbus, effacés, la poussière fine, très noire, déposée sur la tranche supérieure, l’odeur légèrement âcre, d’automne qu’ils exhalaient et qui se mêlait à celle de vieille pierre, de cave, d’hiver, de passé du grès.

Mais je n’avais pas le choix. Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c’est aux grimoires qu’il fallait aller parce que, comme je l’avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu’ils jettent une clarté dans la pénombre environnante.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 29.

David Farreny, 22 mars 2024
au-dessous

Je ne sais si c’est un effet subtil de lumière, un bruit vague, le souvenir d’une odeur, ou une musique résonnant sous les doigts de quelque influence extérieure, qui m’a apporté soudain, alors que je marchais en pleine rue, ces divagations que j’enregistre sans hâte, tout en m’asseyant dans un café, nonchalamment. Je ne sais trop où j’allais conduire ces pensées, ni dans quelle direction j’aurais aimé le faire. La journée est faite d’une brume légère, humide et tiède, triste sans être menaçante, monotone sans raison. Je ressens douloureusement un certain sentiment, dont j’ignore le nom ; je sens que me manque un certain argument, sur je ne sais quoi ; je n’ai pas de volonté dans les nerfs. Je me sens triste au-dessous de la conscience. Si j’écris ces lignes, à vrai dire à peine rédigées, ce n’est pas pour dire tout cela, ni même pour dire quoi que ce soit, mais uniquement pour occuper mon inattention. Je remplis peu à peu, à traits lents et mous d’un crayon émoussé (que je n’ai pas la sentimentalité de tailler), le papier blanc qui sert à envelopper les sandwiches et que l’on m’a fourni dans ce café, parce que je n’avais pas besoin d’en avoir de meilleur et que n’importe lequel pouvait convenir, pourvu qu’il fût blanc. Et je m’estime satisfait. Je m’adosse confortablement. C’est la tombée du jour, monotone et sans pluie, dans une lumière à la tonalité morose et incertaine… Et je cesse d’écrire, simplement parce que je cesse d’écrire.

Fernando Pessoa, « 8. Haussement d'épaules », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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