éducation

« Nous savons bien que ceux que nous chargeons d’éduquer nos enfants n’ont, pour la plupart, pas reçu d’éducation eux-mêmes. Et nous n’ignorons pas qu’ils ne peuvent transmettre ce qu’ils n’ont jamais appris et qui ne peut s’acquérir d’une autre manière. » Ainsi s’exprimait Leopardi il y a presque deux siècles. Il eut la prudence d’attendre d’être mort pour faire connaître au public de si beaux sentiments.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 300.

David Farreny, 19 mai 2002
sphéricité

Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.

Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.

Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.

Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.

David Farreny, 2 juin 2006
placé

Dans ces déserts solitaires, des hommes cultivés auraient pu inventer toutes les théories et toutes les sciences, mais ils n’auraient pu élaborer cette partie de la théologie physique qui prouve à l’orgueil humain que la nature a tout préparé pour sa jouissance et son bien-être. Un orgueil bien caractéristique de notre époque, car l’homme trouve plus de satisfaction à l’idée qu’un être étranger a tout fait pour lui que dans la conscience que c’est lui qui a placé toute cette finalité dans la nature.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 75.

David Farreny, 12 janv. 2011
résonne

Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.

David Farreny, 23 mai 2011
remplacions

Pendant des semaines, je n’ai mangé que des liserons d’eau, qui est aussi la nourriture des cochons. J’ai aussi été celui qui mange des épluchures.

Je me souviens avoir vu, sur d’autres images d’archives, des cochons se promener dans la Bibliothèque nationale de Phnom Penh, vidée par les Khmers rouges. Ils bousculaient des chaises et piétinaient des épluchures. Les cochons remplaçaient les livres. Et nous remplacions les cochons.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 84.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
criquelis

Pleuvait-il déjà ? Non, des animaux minuscules tombaient constamment du peuplier du jardin – d’où le criquelis continuel dans l’herbe et sur les pages du livre. On ne pouvait pas les chasser : plus fort on soufflait, plus ils restaient inébranlables entre les caractères ; ils ne s’en allaient qu’aux pauses du vent.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 58.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
rustique

Les voitures que l’on entend de loin avant d’être ébloui par l’éclat du soleil sur leur pare-brise grimpent la côte, puis redescendent. La rumeur, les reprises, la grimace des moteurs, la vitesse et le vent qu’elles déplacent rendent le silence qui les suit plus rustique.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 5.

David Farreny, 20 juil. 2014
compter

Notre intelligence, certes, élucide les énigmes, éclaire les zones d’ombre, démêle les imbroglios les plus complexes, mais tout aussi sûrement on peut compter sur elle pour embrouiller les situations simples et trouver des nœuds dans l’eau.

Éric Chevillard, « mercredi 12 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
heures

Mais encore… Mais encore dans la voix du matin, il aurait fallu être attentif et précis, noter et noter encore, parler bas quand les heures laissent entrer les petites joies si douces si calmes si paisibles, quand on sent la pulsation de la Terre, quand bat le cœur juste et bon, accordé à des phrases dépassant tout juste du silence, tièdes et palpitantes et qui ne s’imposent pas. « Soyons désobligeants pour les femmes et les éditeurs ! » me dit-il à l’oreille. Oui, bien sûr, mais comme il est dommage de devoir toujours aller à contre-sens, comme nous aimerions être simplement, simplement être, poser notre main sur son ventre et laisser le temps filer entre les précipices dans la paix de l’aube. Lassitude de devoir dire non encore une fois, une fois de trop. Revenir à Bach, en somme. L’aurore est éternelle. Les âmes endormies reposent, couchées auprès de leurs sœurs. Le péché veut les réveiller. Ne le laissons pas faire. Encore un instant de répit, avant le tumulte.

Prépare-toi, mon âme. Pour ton bien, tu seras abandonnée. Alors de ses yeux reviendront des amours qu’elle ne sait même pas, le temps du diable oublié, le sarcasme et la peur, et toutes les heures perdues éclateront comme des bulles de savon. Il y avait de la sainteté dans ces folies et tu ne le voyais pas. Un souffle puis un autre, une hésitation, la voix qui se brise, mais quand même, c’était beau, le désir.

Jérôme Vallet, « Sur les talons », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024

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