berme

La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.

Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.

David Farreny, 27 avr. 2002
mangent

Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.

Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.

David Farreny, 24 mai 2002
contrée

Ah ! voilà les chevaux qui se mettent à hennir ; ce bruit doit être prescrit par un ordre supérieur pour faciliter l’auscultation, et maintenant, je le vois bien : oui, le jeune homme est malade. Dans le flanc droit, à hauteur de la hanche, une plaie grande comme une soucoupe s’est ouverte. Rose, nuancée de mille tons, sombre au fond, puis de plus en plus claire à mesure qu’on se rapproche des bords, fine de grain, avec du sang qui s’accumule irrégulièrement, ouverte comme un puits de mine à ciel ouvert. C’est ainsi qu’elle se présente à distance. De près, elle paraît encore pire. Qui peut regarder cela sans un léger sifflement ? Des vers, de la grosseur et de la longueur de mon petit doigt, roses et barbouillés de sang, se tordent au fond de la plaie qui les retient, pointent de petites têtes blanches et agitent à la lumière une foule de pattes minuscules. Pauvre garçon, on ne peut plus rien pour toi. J’ai découvert ta grande plaie ; tu péris de cette fleur dans ton flanc. La famille est contente, elle me voit à l’œuvre ; la sœur le dit à la mère, la mère au père, le père à quelques visiteurs qui entrent sur la pointe des pieds par le clair de lune de la porte ouverte, en étendant leurs bras pour faire balancier. « Me sauveras-tu ? » souffle entre deux sanglots le garçon complètement hypnotisé par la vie qui grouille dans sa blessure. Tels sont les gens de ma contrée. Ils exigent toujours l’impossible du médecin. Ils ont perdu l’ancienne foi ; le prêtre reste chez lui et transforme en charpie les ornements sacerdotaux l’un après l’autre ; mais le médecin doit tout faire de sa main légère de chirurgien.

Franz Kafka, « Un médecin de campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 443-444.

David Farreny, 3 déc. 2011
ici

Quelqu’un qui, venant ici pour la première fois, entendait cet assourdissant carillon et voyait toutes ces marbreries et ces pompes funèbres, pouvait penser qu’ici on ne vivait pas, qu’on ne faisait ici que mourir. À l’intérieur de ces magasins, les commerçants étaient assis près des cercueils, près des dalles funéraires, avec cette foi aveugle au fond d’eux-mêmes qui est celle de tout commerçant, cette certitude que les gens n’ont besoin que de leur marchandise, idée fixe qui non seulement les rendait heureux, mais grâce à laquelle ils s’enrichissaient, élevaient leurs enfants, entretenaient honorablement leur famille. Ákos a regardé par une des vitrines. Les cercueils en métal étaient les uns après les autres, de toutes les tailles, il y en avait même pour enfants, ce qui n’empêchait pas le boutiquier de fumer un cigare, la femme de lire le journal et le chat angora de faire sa toilette dans un cercueil en bois. Ce n’était après tout pas si laid.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 69.

Cécile Carret, 4 août 2012
compas

Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.

Cécile Carret, 9 mars 2014
patiemment

C’est à se demander parfois si les objets immuables qui nous entourent, accrochés à nos murs ou posés sur nos étagères depuis des années, n’attendent pas là patiemment qu’on crève.

Éric Chevillard, « mardi 18 octobre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 23 fév. 2024
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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