fatigue

L’extrême et anéantissante fatigue où m’amène assez vite toute activité et tout exercice, me retire assez considérablement du monde familier.

Ce retirement devient une habitude. Retirement de soi hors des choses. Retirement des choses hors des autres choses l’entourant. Soustraction qui revient parfois à de l’analyse, quoique à cent lieues de l’être. Le cadre part et la chose, sans solennité, même avec une rigoureuse simplicité, fait bande à part, existe.

Cette impression est ineffable, on aurait envie de dire divine, tant elle éloigne des commandements que l’homme se donne d’habitude.

Ce détachement, surtout peut-être par l’évanouissement concomitant de toute ambition, volonté, de tout dessein à l’endroit des choses, aère et désintègre.

Tous les phénomènes médiumniques ont ce même abandon pour point de départ, mais plus parfaits, ils vont plus loin.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 285.

David Farreny, 13 avr. 2002
moralité

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail psychologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe).

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 692.

David Farreny, 5 déc. 2004
foudre

Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
courage

Pour exprimer la vie, il ne faut pas seulement renoncer à beaucoup de choses, mais avoir le courage de taire ce renoncement.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 228.

David Farreny, 3 mars 2008
fer

Or, une chose se ramène, pour l’essentiel, aux rapports qu’elle soutient avec les autres. C’est l’alternative qui nous accable ou nous réjouit, l’absence d’un terme dont on a connaissance qui nous rend gai, s’il est mauvais, et, dans le cas contraire, nous désole. Le paysage corrézien, vers 1960, perpétuait celui de la France d’Ancien Régime, à quelques inclusions près, en petit nombre et dûment circonscrites, de la réalité extérieure ou de l’âge ultérieur qui, pour le coup, se confondaient. Elles avaient, pour substance et principe, le fer.

C’étaient les rubans parallèles, luisants, jetés à travers les creux et les crêtes, les tourbières, les broussailles, et je me rappellerai toujours mes attentes anxieuses, incrédules, sous des aubettes en fibrociment plantées dans la solitude, près du ballast. Jamais un train ne desservirait ce désert. C’était ajouter à la cruauté de notre relégation, que de nous laisser croire que ces rails allaient conduire jusqu’à nous la jolie Micheline bicolore, crème et rouge cerise, ou la locomotive noire au souffle belliqueux, taurin, suivie de deux ou trois wagons vert bouteille. Le silence était si grand qu’il en devenait audible. C’est lorsqu’on avait perdu espoir, consenti à rester immobile, oublié, que la respiration détonante de la machine à vapeur ou le barrit un peu moqueur de l’autorail s’éveillait au loin, balayait la mélancolie consubstantielle au lieu, à l’heure morte dont il était la demeure.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 28-33.

David Farreny, 2 juin 2008
ou

Mon orgueil et mon délaissement étaient tels, à l’époque, que je souhaitais être mort ou requis par toute la terre.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 141.

David Farreny, 4 janv. 2009
enclenchai

Et comme de coutume, j’enclenchai impitoyablement la réflexion suivante : qu’est-ce qui te serait à présent le plus désagréable ? ! Je me répondis promptement : s’habiller et sortir se promener. – C’est donc ce que je fis. ; avec la grosse écharpe autour du cou ; les mains dans les moufles : je suis prudent.

Arno Schmidt, « Les Prudents », Histoires, Tristram, p. 80.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
réponses

car personne ne sait vraiment le savoir. tout le monde a la science à chacun. mais que savoir du savoir et pour quoi faire ? pourquoi ne pas se suicider tout de suite, après tout ? je n’ai aucune réponse à la vie. toutes les vies sont des réponses, mais il n’y en a aucune de bonne. car il n’y a pas de question.

Charles Pennequin, « Il n’y a jamais eu d’avancée… », Pamphlet contre la mort, P.O.L., pp. 124-125.

David Farreny, 11 fév. 2014
plein

AGATHE – Mais y en a plein qui sont jamais nés !

MOI – Qui ? Quoi… ?

AGATHE – Des gens.

Éric Chevillard, « mercredi 19 mars », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 19 mars 2014
articulation

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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