devenus

Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n’était pas que Pollux et moi soyons intimes — tous les couples ou presque partagent la même intimité —, c’était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde).

Philippe Jaenada, Le chameau sauvage, Julliard, p. 271.

David Farreny, 20 mars 2002
éternels

Antenne télévision en rouge et blanc se détache sur ciel pâle, en haut d’une colline où les arbres ont été rasés du sommet pelé. La ceinture des paraboles de réception, six haubans, et au sommet le court cylindre de l’émetteur, une lampe blanche clignote pour prévenir d’improbables avions égarés, un bâtiment bas au pied et les éternels grillages clos.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 10.

David Farreny, 24 janv. 2003
steamers

Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris

Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.

Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit

Que l’ennui restera notre vieux camarade.

Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils

Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.

Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,

Je sentirai peser sa main sur mon épaule.

Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, La Table Ronde, p. 22.

David Farreny, 9 sept. 2003
rien

Mais j’en reviens à l’écriture, aux écrivains et aux lecteurs. « Pourquoi écrivez-vous que vous répugnez à taper à la machine ? », demande encore Olivier de Lille, qui ajoute ceci, que je connais bien et que je trouve terrible : « Les lecteurs n’en ont rien à faire. » Qui peut se prononcer pour les lecteurs en général, et surtout sur ce point si mystérieux, ce qu’ils peuvent avoir, ou non, « à faire » de quoi que ce soit ? Le journaliste doit s’en soucier, sans doute, le militant aussi, pas l’écrivain. Si j’assume cette opinion un rien provocante, ce n’est pas en tant qu’écrivain, c’est en tant que lecteur. Barthes déplorait grandement certaine édition élaguée du journal d’Amiel, dont le préfacier se flattait d’avoir retiré, pour faire de la place, tout ce qui concernait le temps qu’il faisait : « Mais moi ça m’intéresse, justement, disait Barthes, de savoir comment était le ciel sur la campagne de Genève, dans l’après-midi du 17 avril 1857 ! »

Renaud Camus, Chroniques achriennes, P.O.L., pp. 162-163.

David Farreny, 26 mars 2005
indifférence

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d’être. C’est la souffrance d’être qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie : où l’intermédiation n’est plus qu’un jeu, librement poursuivi, non constitutif d’être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d’indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 376.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
dimanche

C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.

David Farreny, 7 fév. 2008
s’ennuyant

Tu redoutais l’ennui solitaire, et l’ennui à plusieurs. Mais tu redoutais plus que tout l’ennui à deux, en face à face. Tu n’attribuais aucune vertu à ces moments d’attente sans enjeu perceptible. Tu jugeais que seules l’action et la pensée, qui en semblaient absentes, portaient ta vie. Tu sous-estimais la valeur de la passivité, qui n’est pas l’art de plaire mais de se placer. Être au bon moment au bon endroit exige d’accepter le long ennui des mauvais instants, passés dans des lieux gris. Ton impatience t’a privé de cet art de réussir en s’ennuyant.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 98.

Cécile Carret, 22 mars 2008
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
justifié

Très bonne journée, grâce à une exposition magnifique. Connaissez-vous Paul Klee, le peintre mi-allemand mi-suisse mort en 1940 ? Son œuvre poétique, séduisante au possible, connue partiellement, déjà m’enchantait, mais peu de ses tableaux émergeaient, les Allemands l’ayant interdit comme décadent. Aujourd’hui on en exposait plus d’une centaine : l’ensemble d’une vie, la totalité d’un homme, une peinture riche de fantaisie, abstraite parfois, en tout cas très irréaliste. Eh bien quand à la sortie, on contemple la nuit réelle, on a un choc : oui, c’est bien ça. La même beauté, le même humour, la même tristesse et la même joie éclatent dans les lumières rouges ou vertes de la nuit réelle que dans l’irréalisme des toiles aux merveilleuses couleurs. Je me sens bien ce soir. N’est-ce pas un critère valable pour juger la littérature ou l’art, ce pouvoir qu’ils détiennent de vous faire vous sentir profondément justifié ? Vos livres possèdent cette qualité précieuse et c’est ce qu’on demande à un homme ou à une femme également, n’est-ce pas ? D’inspirer ce simple sentiment : ça vaut la peine que le monde existe si des événements pareils y surviennent : ce tableau, ce livre, cet amour, ce sourire.

Simone de Beauvoir, « samedi 28 février 1948 », Lettres à Nelson Algren, Gallimard, pp. 272-273.

Élisabeth Mazeron, 26 août 2009
cou

La conversion de malfaiteurs avant leur exécution peut être comparée à une espèce de gavage : on les engraisse spirituellement et, afin qu’ils ne rechutent plus, on leur coupe ensuite le cou.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 183.

David Farreny, 5 déc. 2014
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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