gens

« Moi j’aime les gens », écrit-il par exemple. Ou pire encore : « J’ai un gros défaut, mais qu’est-ce que vous voulez je n’arrive pas à m’en débarrasser : c’est plus fort que moi, il faut toujours que j’aime les gens. »

Je ne sais trop, pour ma part, si j’aime beaucoup « les gens », mais ce sentiment-là et son expression me paraissent tellement obscènes que j’hésiterais à les consigner, de toute façon, quand bien même ce serait au plus intime de mon journal intime.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 40.

David Farreny, 27 avr. 2002
république

Et les soirs de 14 Juillet commencés pourtant dans la bonne humeur, son uniforme neuf astiqué, entre les clairons et les trois couleurs, les zouaves et les turcos, le ciel bleu, les soirs de prise de la Bastille on n’a rien pris et on finit par rester tout seul à une table dans un bistrot près du port, avec devant soi la mer qui est noire, les amis qui vous ont laissé à vos radotages, les jeunes mauvais qui vous regardent et rient avec les écaillères, la blanche qui coule dans la barbe et l’uniforme neuf qu’on a taché, et quand en colère on se lève, qu’on pousse la chaise et qu’elle tombe, ce n’est plus révolte, ce n’est plus acompte pris sur la république à venir, c’est la république elle-même qui tombe dans cette chaise qu’on regarde avec stupeur et quelque chose comme des larmes, ultimes mais qui pourtant ressemblent à du bonheur, la république délicieusement perdue, effondrée là, dans le passé ; quand on rentre à plus de minuit on est un vieil homme saoul, et dans une ruelle obscure où l’on reprend souffle on voit les feux d’artifice éclater là-haut soudain comme des dahlias de Vincent, quelles mains les cueillent, quel troupeau céleste les broute, et alors on faiblit, comme une bonne femme on se dit que Vincent est au ciel. On lui parle.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
tous

Les vaches vivent à l’horizon dans l’immanence des champs. Loin de nous. Loin de tous.

Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 15.

David Farreny, 6 mai 2008
flottement

Là où elle est, déclara-t-il, elle doit maintenant faire comme nous, j’imagine, elle doit envisager de se coucher. Il est certain que cette femme elle aussi a l’obligation de dormir de temps en temps, commenta Kontcharski. Comment ça ? fit Marc. Ça ne lui retire rien, il me semble. Je n’ai pas dit ça, fit Kontcharski. Moi aussi, intervins-je, je l’imagine très bien en train de dormir. Ah oui ? fit Marc. Oui, dis-je. Je pense qu’elle est réelle, qu’elle existe réellement et qu’elle va dormir cette nuit, je veux dire que je pense comme toi, que je l’imagine très bien dormir. Il y eut un petit moment de flottement, ici, parce que personne ou presque ne semblait comprendre ce que chacun voulait exactement dire, flottement dont je tentai de sortir tout le monde en observant que cette femme, par ailleurs, était peut-être arrivée là où elle allait, elle. C’est-à-dire ? me reprit Marc. Eh bien, formulai-je, en proie à un nouvel embarras, mais c’était un peu tard pour biaiser, maintenant, elle ne sera peut-être plus sur la route demain, je suppose que tu en as conscience. Bien sûr, convint Marc. Ça ne l’empêche pas d’être la femme de l’autoroute. Non, dis-je, et Kontcharski acquiesça également en précisant qu’on ne pourrait jamais lui retirer l’autoroute, à cette femme. Bon, dit Marc, si on allait dormir ?

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 71.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
canapé

Quand la nuit fait rage. Fixe la plus proche, la plus scintillante — celle dont tu ignores le nom, parce que tu ignores beaucoup — enfonce de plus en plus fort ta vie dans un canapé à proximité d’une étoile.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 72.

David Farreny, 5 juil. 2009
croûte

Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulation fiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricable de silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélange compliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissante qui, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par le tourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui, comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée à chaque instant.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 33.

David Farreny, 17 mars 2011
dissimuler

Il avait à peine examiné ses compagnes de voyage. Lui non plus ne tenait pas à lier connaissance. Instruit d’amères leçons, il feignait l’indifférence. Il savait déjà mieux dissimuler, comme ceux qui cultivent cela toute leur vie.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 41.

Cécile Carret, 26 août 2012
achevé

Une pensée aussi nous tourmentait, familière à tous ceux qui construisent une œuvre de l’esprit. Nous avions consacré mainte année à l’étude des plantes, n’épargnant ni peine ni labeur. Bien volontiers aussi, nous avions sacrifié notre part d’héritage paternel. L’heure était venue pour nous de recueillir les premiers fruits. Puis il y avait les lettres, les écrits, les collections et les herbiers, le carnet des années de guerre et de voyage, et tout particulièrement les matériaux concernant le langage, que nous avions rassemblés pareils à mille petites pierres, et dont la mosaïque était déjà bien avancée. De ces manuscrits, nous n’avions rendu publique qu’une faible part, car frère Othon pensait que faire de la musique pour des sourds est un méchant métier. Nous vivions en des temps où l’auteur est condamné à la solitude. Et cependant, considérant l’état de choses, nous eussions aimé voir mainte page imprimée, non point en raison de la gloire qui compte tout autant que l’instant parmi les formes de l’illusion, mais parce que la chose imprimée porte le sceau de l’achevé et de l’immuable, dont l’aspect contente aussi le cœur du solitaire. Notre départ est plus aisé lorsque tout est dans l’ordre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 90.

Cécile Carret, 27 août 2013
bougé

Les vaches n’ont pas l’air d’avoir tellement bougé, à moins qu’après avoir effectué dans notre dos un ballet frénétique, en nous voyant revenir elles aient sagement repris leur position initiale.

Jean Echenoz, « Caprice de la reine », Caprice de la reine, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
jardin

À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.

David Farreny, 27 mai 2015

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