principe

Le poing de fer qui les a martelés a comme parachevé leur principe fossile, leur essence chtonienne. Écornés, rongés, feuilletés, sous le pilon, à l’instar de bancs sédimentaires, leur carcasse grise, herbue, a fini par se confondre avec l’écorce terrestre. N’étaient les couleurs piquées dessus, les écriteaux de tôle et l’esplanade ménagée à proximité, rien ne les distinguerait des reliefs entassés, entre Argonne et Woëvre, sur l’antique route des invasions. Quand on gagne la superstructure, on a besoin de se rappeler, de se dire qu’on a leurs deux étages, et les soutes, sous les pieds, qu’on en foule le toit, et non une quelconque portion de la surface du globe. Les inégalités sont telles qu’elles excluent l’idée d’ouvrage, de toit, d’art et de mesure, de fragilité qui signent la main de l’homme. Il n’y a que la vieille terre pour souffrir pareilles lésions et n’être pas percée, détruite, pulvérisée. Les projectiles de 400 — deux mètres de long et huit cents kilos — qui ont traversé, n’ont pas enlevé de grands pans de muraille, à peine dérangé les profondeurs obscures, compartimentées, de termitière. Le seul effet, indirect, de ces colossales atteintes, c’est l’inflexion, peu perceptible, qu’on observe dans la galerie où un dépôt de munitions, enflammé par un coup perforant, explosa. La paroi du fort a reculé d’une trentaine de centimètres et tout un bataillon — six cent soixante-dix hommes — fut foudroyé, dont on mura les restes dans une casemate.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 50-52.

David Farreny, 21 oct. 2005
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
travaille

Car c’est là l’essentiel, Rossmann : ne pas déranger Brunelda. Elle entend tout, c’est sans doute le chant qui lui a ainsi aiguisé les oreilles. Tu es, par exemple, en train de rouler le baril d’eau-de-vie qui est derrière les armoires pour le sortir de l’appartement, et, naturellement, tu fais un peu de bruit d’abord parce qu’il est lourd et ensuite parce qu’il y a là toutes sortes de choses qui t’empêchent de le rouler d’un seul coup jusqu’à la porte ; pendant ce temps, disons que Brunelda est couchée sur le canapé et qu’elle travaille à attraper des mouches, car les mouches la gênent affreusement ; tu te figures donc qu’elle ne s’inquiète pas de toi, et tu continues à rouler ton tonneau, elle reste couchée tranquillement ; mais au moment où tu ne t’y attends plus, et où tu fais le moins de bruit, elle s’assied tout d’un coup et frappe le canapé jusqu’à ce qu’on ne se voie plus à force de poussière, — je n’ai pas battu le canapé depuis que nous sommes ici, je ne peux pas puisqu’elle est toujours couchée dessus —, et la voilà qui se met à pousser des cris horribles, des cris d’homme des heures durant. Les voisins lui ont bien défendu de chanter, mais personne ne saurait l’empêcher de crier, il faut qu’elle crie ; d’ailleurs maintenant, c’est devenu moins fréquent car, avec Delamarche, nous nous surveillons sévèrement. Et puis, ces hurlements lui faisaient beaucoup de mal. Une fois, elle s’est évanouie et, comme Delamarche était justement là, j’ai dû appeler l’étudiant d’à côté qui l’a arrosée avec le liquide d’une grande bouteille ; il a parfaitement réussi, mais cette drogue avait une odeur insupportable qu’on sent encore en tournant le nez vers le canapé. Cet étudiant est certainement notre ennemi, comme tout le monde dans la maison ; aussi fais-y bien attention et ne te laisse aller à parler à personne.

— Mais, voyons, Robinson, dit Karl, voilà un service bien pénible ! Le joli poste pour lequel tu m’as recommandé là !

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 197-198.

David Farreny, 17 mars 2011
déférence

Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez [mes petites élèves] ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
parfaitement

Je fais une balade dans la ville. Les maisons sont rouges et blanches et grises avec de beaux heurtoirs aux portes, les rues pavées larges et désertes montent et descendent, tournent très raide, il y a pleine lune dans un ciel sans nuages et les échos sont parfaitement au point ; c’est encore bien plus féérique qu’on ne peut l’imaginer. Le port est gardé par un chat noir et blanc très gentil qui s’étire sous le clair de lune. Les bateaux ont des noms charmants qu’on ne comprend pas. On ne s’étonnerait pas de trouver par terre quelque chose comme un jouet neuf ou un violon. Je me sens tout à fait chez moi. Au retour le chat m’accompagne jusqu’à la porte, me fait une espèce de signe et retourne vers les bateaux.

Je n’ai jamais vu tant de choses s’arranger aussi bien à la fois.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 48.

Cécile Carret, 18 juin 2012
chier

Nous marchions depuis un quart d’heure, en silence, dans le centre-ville de Brive. La plupart des rues étaient piétonnes. Les pavés de la chaussée dessinaient des motifs fleuris. Les façades étaient toutes rénovées. Chaque pierre était jointée à la perfection. À espacements réguliers, des vasques de géraniums alternaient avec des containers d’œillets d’Inde. Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance relaxante. Il y avait des boutiques sympas et des haltes gourmandes. Une signalisation spécifique pour les piétons proposait des itinéraires malins. Nous commencions à nous faire chier.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 251-252.

David Farreny, 28 fév. 2015
vivre

« Je viens de relire en courant tout ce qui précède. Il me semble que je suis encore le maître des jours que j’ai inscrits, quoiqu’ils soient passés. Mais ceux que ce papier ne mentionne point, ils sont comme s’ils n’avaient point été. Dans quelles ténèbres suis-je plongé ? Faut-il qu’un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse humaine, le seul monument d’existence qui me reste ? L’avenir est tout noir. Le passé qui n’est point resté l’est autant. » Delacroix.

Utilité du Journal.

Ce qui n’a pas été écrit n’a pas existé. Limbes.

Le plus terrifiant : ce que j’ai vécu mais n’est pas écrit risque d’exister pour les autres, qu’ils l’effacent en l’écrivant eux-mêmes ou, plus probablement, en l’oubliant.

Il ne s’agit donc pas d’empêcher la fuite du temps. Il s’agit d’empêcher les autres de me vivre (à la façon dont ils vivent tout : en salopant).

Philippe Muray, « 10 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 21.

David Farreny, 28 fév. 2024
moyens

Ma paresse frise la monstruosité ; je suis trop raisonneur pour faire un visionnaire ; aucun dieu n’a jamais daigné me ventriloquer. Autant dire que l’évocation de ces formes de génie, toutes au-dessus de mes moyens, me déprime. Plus démoralisant encore est Aristote. « Les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient mélancoliques, dit-il, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme le mythique Héraclès – dont les anciens disaient qu’il souffrait de la “maladie sacrée”, nom donné au mal des épileptiques. » Je partage les maux d’Héraclès. Une sombre toxine circule dans mes artères et, parfois, le haut mal me terrasse. Mais je n’ai pas sa carrure. Mon seul héroïsme consiste à assommer mes démons intérieurs avec la massue de la chimie. C’est entre deux crises, pendant une éclaircie euphorique, que je tente d’écrire. […] Grâce à Montaigne, j’ai perdu tout complexe d’humilité à l’égard des grands auteurs dont, étudiant, je me gardais de relever et de commenter les obscurités, sinon les absurdités. Puisque, disait-il, les maîtres ne font que s’« entregloser », pourquoi s’interdire de reprendre les pages de l’un d’entre eux, ancien ou contemporain, et de griffonner remarques ou objections qui, même éparses et décousues, pourraient devenir à leur tour les éléments d’un essai personnel ? Montaigne confessait aussi que, quand il se hasardait à une méditation, il ne se sentait pas tenu de traiter à fond son sujet ni de n’en pas changer si cela lui plaisait. C’est devenu ma méthode. Du dialogue avec un philosophe, je passe à une conversation avec moi-même. Mon propos me barbe ? Je brise là. Il me tient à cœur ? Je le lâcherai plus tard, dès qu’il me rasera. Montaigne disait : « Je ne suis pas philosophe », ou, à la rigueur, « imprémédité et fortuit ». Sur mes cartes de visite, j’ai fait graver : « Philosophe sans qualités ».

Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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