Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.
Recensement ininterrompu
reprenons
le toit l’arbre
le ciel le toit
l’arbre le ciel
tous mes possibles
rentrez vite
la vie vous mangerait
j’attends la neige
qui prouve le miracle
mais l’été est bref
comme un coït
et l’hiver ne chatoie
que dans un très vieux
livre imprimé
chez Mame
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.
Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.
L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.
Un être a baissé ses volets.
Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.
Voilà qui est excellent ! Allons voir Sicelli ! Allons voir Bismarck ou l’Archimandrite de Noskokentovo pendant que j’y suis ! Car, comme l’écrivait le jeune Fédor à son frère Michel : « Dans l’ensemble, la situation n’est pas favorable. » Pourquoi donc hésiter, mon goloubtchik ? Allons voir Dieu s’il le faut avec sa gueule d’escargot ! Très certainement Il résoudra ce menu problème comme tant d’autres, et nous n’en parlerons plus.
Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 344.
On est parce qu’on porte un brin de paille. Quelqu’un nous l’a laissé quand ce fut l’heure de le porter. Et la réciproque est vraie : on porte un brin de paille, un étui pénien, l’ordre du grand calao parce qu’on est.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 46.
Certains airs sont du trot, avec un rythme aussi décomposé que la musculature d’un cheval.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.
Seul l’amour pouvait m’amener à vouloir être quelqu’un d’autre, et encore n’était-ce que dans l’exultation sensuelle ; pour le reste, la vie d’autrui ne nous paraît le plus souvent qu’un vêtement sale ou, si elle nous intéresse, c’est pour nous demander comment on pourrait être autrui, comme moi qui, cette nuit-là, voulais savoir comment on peut être suédois, et mon imagination ne trouvant de réponse que dans le respectueux désir que, las et seul, j’avais eu que mon hôtesse me prenne dans ses bras, me serre contre elle, murmure à mon oreille des mots qu’aucune femme n’avait encore prononcés et que je ne connaissais que par les livres.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 371.
… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !
Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.
Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. […]
Quinquagénaire ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 78.