fureur

Savoir n’est pas nécessaire. D’abord, ça suppose qu’on prenne du recul, qu’on arrête un peu et le temps manque. Il y a trop à faire pour qu’on s’offre le luxe de s’interrompre un seul instant. Les choses sont là, obstinées dans leur nature de choses, corsetées de leurs attributs, rétives, dures, inexorables. Elles ne livrent leur utilité qu’à regret. Elles réclament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont celles-ci sont faites ne suffit-il pas toujours. Il faut y verser quelque fureur. C’est à ce prix qu’on demeure.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
pas

Quand il se mettait aux fenêtres il voyait les falaises et les murs du château, derrière il devinait le fleuve et le soleil sur les sables clairs, il pensait à tous les pays traversés pour venir jusqu’ici, il pensait à ce qu’il ne voyait plus, tout s’étrécissait, et le goût, l’amour, s’en allaient. L’acuité des choses. Il se disait qu’il n’était pas malheureux.

Michèle Desbordes, La demande, Verdier, p. 70.

David Farreny, 9 janv. 2008
voir

Mercredi – Pour réussir à voir ce que cache cette fenêtre, il faudrait allonger le cou et contourner le métro d’en face, sauter par-dessus la rambarde et attendre le moment où le soleil entrera dans la chambre. S’il arrive.

Jeudi – De la voiture encore, à la même heure mais sur un trajet différent. Tout voir brusquement à ras de terre, l’Art nouveau, la dentelle aux rideaux, les rideaux de fer et les Buttes-Chaumont (un crâne d’herbe).

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
morale

Bien entendu j’ai toujours été persuadé (et je suis bien placé pour l’être) que la demande d’amour, d’admiration, de gratification narcissique, comme disait Barthes, est une des pulsions les plus profondément fichées au cœur de l’homme, et de la femme, de tous les hommes et de toutes les femmes. Il n’y a de différence morale, et intellectuelle, et sociale, d’inégalité en matière de décence, de bonne éducation, de maîtrise de soi, qu’en le degré de complication et en la sophistication des moyens qu’emploient les uns et les autres pour apaiser plus ou moins discrètement cette pulsion toujours affamée, toujours réclamante, en lui offrant des leurres, des procrastinations, ou en essayant de la renverser en des contraires qui ne soient pas trop visiblement des contraires, et donc des équivalents symétriques. L’orgueil, les raffinements et les silences qu’il impose sont sans doute le meilleur moyen qui existe pour tâcher de museler la vanité.

Renaud Camus, « dimanche 5 mars 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 119.

David Farreny, 28 juil. 2009
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
foi

Lire comportait un travail sourd, spécial, hasardeux, souvent infructueux, visant à corriger cette déformation prismatique. Il fallait sans cesse déplacer l’accent. Ce que, spontanément, nous jugions significatif, bon, important, réel ne possédait aucune de ces qualités sur la page. À l’exception de travaux savants, d’un traité de géologie, en deux volumes, dont je reparlerai, les livres que je consultais à la bibliothèque municipale renvoyaient invariablement à des faits, des gens, des endroits dont nous n’avions nulle expérience et dont l’existence, par suite, présupposait de notre part un acte de foi. Il fallait d’abord se persuader que les caractères imprimés se rapportaient à quelque chose d’effectif. L’opération était relativement aisée lorsqu’il s’agissait d’ouvrages didactiques. Pour étranges, incroyables, parfois, qu’aient pu paraître des personnages, des événements, des animaux, des machines, ils ne faisaient qu’ajouter de l’ampleur, de grands gestes, des phrases superbes, des crocs, des couleurs, des chevaux-vapeur à la version simplette qui traînait dans les parages. Mais les récits d’imagination me jetaient dans un extrême embarras.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 18-19.

David Farreny, 7 juin 2013
banlieues

Les premiers ramas informes des banlieues exhalent les sueurs acides de la nuit. Vus de cette hauteur, les bâtis tassés les uns contre les autres dessinent la planimétrie d’une ville en ruine, comme ravagée par une guerre sournoise. Ce sont les restes d’une rêverie que l’aube de l’aviation, vers 1910, avait vu prendre forme sur les planches à dessin où les ingénieurs projetaient la cité future. Elle ne s’est pas réalisée. Ne restent que ces parallélépipèdes de béton, ces pauvres fabriques, ces débris de cabanes, de masures, de petits pavillons faits de maigres matériaux, toutes ces épaves laissées dans les banlieues par le reflux des utopies. Interminable paysage de chantiers, dont on ne distingue pas s’ils sont en cours ou bien déjà abandonnés.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
vérité

— Ne me ménagez pas, dites-moi la vérité.

— Vous ne pouvez pas l’entendre, vous êtes trop orgueilleux pour accepter une vérité qui ne blesse ni ne loue.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 30 juin 2014
antiquité

L’hymne est adapté d’une chanson napolitaine. Dans tous les villages de l’Österland, du Götaland, on entonne Sankta Lucia avec la ferveur d’un Caruso glorifiant le Pausilippe. La lueur des bougies se répand dans les rues, tremble sur les neiges, comme la lave qui coule du Vésuve fait scintiller la mer. Le suédois, remplaçant l’italien, lui emprunte un peu de soleil et de catholicité, troublant au fond de l’âme ces sentiments qui tressaillent au chant grégorien. Est-il possible d’obtenir plus d’effets avec moins d’apprêts ? On ne peut entendre ces accords sans avoir la gorge nouée — et si l’on devait se joindre au chœur, l’auditeur percevrait des sanglots dans nos voix. On ignore ce qu’il faut admirer le plus : la modestie de la mise en scène, sa naïveté, sa familiarité, sa beauté, son mystère, son antiquité, sa longévité. On sait simplement que, pour nous, quelque chose s’est perdu qui ne se retrouvera jamais — la jeunesse, la foi, l’étincelle ?

Il est aussi des mots trop froids qui fondent dès que notre langue les touche. De ceux que le suédois a cristallisés autour de la racine snösnöblandad, neige fondue, snöblind, aveuglé par la neige, snöbollskrig, bataille de boules de neige, snöglopp, neige mouillée —, le plus fragile et le plus beau est sans doute snölykta, qui désigne la lanterne de neige, une pyramide de boules à l’intérieur de laquelle on glisse un lumignon, et que l’on place au débouché d’une allée, au pied d’un perron, partout où elle peut égayer la nuit. Comme les couronnes de bougies de Sankta Lucia, la flamme brille au cœur de la neige, rougeoie, chancelle, chatoie, tente l’impossible union de la glace et du feu : c’est le printemps qui se débat dans l’hiver.

Thierry Laget, « Discours de Stockholm », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, pp. 48-49.

David Farreny, 7 juil. 2014
syntaxe

Car chaque journée est un rêve incohérent qui ne se tient que grâce à la syntaxe.

Éric Chevillard, « mercredi 4 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2016

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