nu

Dans la cabine, étroite, je tournai autour d’une flaque pour me dévêtir, m’appuyant à l’occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu’aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d’une façon générale une alimentation plus saine. De mon haut, à coup sûr, bien que j’eusse vue sur mes pieds, je ne serais pas allé jusqu’à tendre un fil à plomb sans craindre qu’il ne m’effleurât, et cette légère imperfection, dans mon plan vertical, me fit sentir plus nu que je ne l’étais, sensation que j’avais perdu l’habitude, en raison de mon isolement, d’éprouver en public.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 58.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
non-accomplissement

J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.

David Farreny, 9 nov. 2005
bâton

La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri ; je ne le dirais pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 259.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
idiotie

Le désir m’avait déserté depuis si longtemps que j’avais le sentiment d’avoir tout à réapprendre. Une petite étincelle se rallumait, là, dans mon ventre. Ce n’était certes pas l’annonce d’une déferlante, aussi n’entrepris-je pas l’externe, doutant de la solidité de mon assise. Mais j’aurais pu le contempler pendant des heures, descendre grâce à lui aux confins de l’idiotie, là où le désir ne peut conduire qu’au désir, et la fin du désir à un nouveau désir. Je ne crois pas que ce garçon ait eu en main toutes les cartes pour deviner à quelle sauce j’étais en train de le manger, mais il avait assez de jeu pour comprendre qu’il était investi d’une mission qui dépassait de beaucoup ses attributions médicales. Avec infiniment de tact il endossa ses habits de modèle de mes rêveries, et quand son enquête, objet premier de sa visite fut achevée, il flotta encore quelques instants, souriant et indécis, me laissant un peu de temps pour redescendre sur terre, puis prit congé, content d’avoir joué un rôle, même sans savoir lequel. Un beau brin d’externe, vraiment.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
peu

La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.

Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.

Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.

Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.

Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.

David Farreny, 4 mars 2008
saison

Quand la belle saison est là, on ne sait plus pourquoi on attendait la belle saison.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 62.

David Farreny, 12 mars 2008
négative

Nous pouvons être d’avis qu’il y a de l’entendement dans le comportement des étoiles les unes par rapport aux autres ; mais elles relèvent de la répulsion morte. […] L’armée des étoiles est un monde formel, parce que seule cette détermination unilatérale dont il vient d’être question s’y fait valoir. […] On peut vénérer les étoiles en raison de leur calme, mais elles ne sont pas à mettre, quant à la dignité, au même rang que l’être individuel concret. Le remplissement de l’espace est l’éruption d’une multitude infinie de matières, mais c’est là seulement la première éruption à pouvoir divertir le regard. Cette éruption de lumière est aussi peu digne d’admiration qu’une éruption en l’homme ou que la multitude des mouches. Le calme de ces étoiles intéresse l’âme de plus près, les passions s’apaisent lorsqu’on intuitionne ce calme et cette simplicité. Mais ce monde n’a pas, quand on se tient au point de vue de la philosophie, l’intérêt qu’il a pour la sensation. Qu’un tel monde s’étende en tant que multitude dans des espaces incommensurables, cela ne signifie absolument rien pour la raison ; c’est ce qui est extérieur, vide, l’infinité négative.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 375.

David Farreny, 28 fév. 2011
croûte

Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulation fiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricable de silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélange compliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissante qui, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par le tourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui, comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée à chaque instant.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 33.

David Farreny, 17 mars 2011
ivre

Un homme ivre est un homme qui vole.

Il faut ne pas avoir bu du tout pour croire qu’il tangue et qu’il chancelle, en réalité il vole, lui, et sur ses invisibles ailes, il arrive partout plus vite qu’il n’espérait lui-même.

Que dans l’intervalle le temps ait passé, peu importe, le temps, lui, il ne connaît pas, et ce sont les autres, c’est sûr, qui sont dans l’illusion, ceux qui se tourmentent pour de pareilles choses.

Il ne se fait même aucun mal, car l’homme ivre, la Vierge Marie est là qui l’a pris dans son tablier.

Le difficile, par contre, c’était d’ouvrir la porte. Il est resté longtemps à s’escrimer avec cette clé, il la tournait dans la serrure, dans un sens, dans l’autre, mais la serrure ne voulait pas céder. Et la porte de la maison lui a donné plus de mal encore, avant qu’il s’aperçoive, pour finir, qu’elle n’avait pas été fermée.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 173.

Cécile Carret, 4 août 2012
postlude

Le trait le plus saillant de la cuisine de Landogne au temps de la cuisinière Sophie, c’est qu’un cheval y entrait couramment et tournait autour de la table pour voir s’il n’y avait rien à y glaner. Ah si c’était à refaire ! Comme on serait plus attentif à tout : aux noms, aux liens, aux histoires, aux visages ! Mais on croit toujours que ça n’a pas encore commencé ; qu’on ne vit qu’un fastidieux prélude à la vraie vie, un peu longuet ; et un beau jour on s’aperçoit, sans transition, qu’on est depuis longtemps dans le postlude, ou dans l’index, d’ailleurs très mal torché.

Renaud Camus, « samedi 28 mai 2011 », Septembre absolu. Journal 2011, Fayard, p. 228.

David Farreny, 27 août 2012
chambre

La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.

o

« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.

David Farreny, 2 avr. 2013
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

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