viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
fête

De Neptune voici la fête ;

Célébrons-la, chère Lydé :

Venez sabler en tête à tête

Le meilleur vin que vous ayez gardé.

Humanisez un peu votre sagesse austère.

Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,

Et, comme s’il devait y retenir son char,

Vous différez encor de tirer le nectar

Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.

Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,

La Néréïde et ses cheveux

Que couvre une mousse légère ;

Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,

Et Diane aux traits dangereux.

Puis nous invoquerons la reine de Cythère,

Que traîne le cygne amoureux ;

Et la nuit propice au mystère,

La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.

Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.

David Farreny, 20 déc. 2009
tout

Que rien ne te trouble

Que rien ne t’épouvante

Tout passe

Sainte Thérèse d'Avila.

David Farreny, 22 mars 2010
raté

Trouvé sous la porte de l’atelier un coin de papier journal griffonné avec un prénom presque illisible, mais qui n’était pas le mien et un nom qui, à une lettre près, me désignait. Écriture troublante de mage ou d’analphabète. Est-ce que j’aurais raté une annonciation ?

Gérard Pesson, « lundi 22 janvier 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 223.

David Farreny, 27 mars 2010
lui-même

La chambre la moins chère d’un hôtel aussi misérable que le Winslow coûte 200 dollars par mois. Il lui en reste 78, c’est peu, mais il ne veut pas chercher de travail. Ça lui va de se soûler au vin californien à 95 cents le magnum, de fouiller les poubelles des restaurants, de taper ses compatriotes, au pire de faucher des sacs à main. Il est une merde, il vivra comme une merde. Ses journées se passent à marcher dans les rues, sans but, mais avec une préférence pour les quartiers pauvres et dangereux où il sait qu’il ne risque rien parce qu’il est pauvre et dangereux lui-même. Il s’introduit dans les maisons abandonnées, aux volets cloués, ceinturées de palissades verdies. On y trouve toujours, croupissant dans des flaques d’urine, des clochards avec qui il aime bien discuter, rarement dans une langue commune. Il aime aussi se réfugier dans les églises. Un jour, pendant un office, il plante son couteau dans le bois d’un prie-dieu et joue à le faire vibrer. Les fidèles l’observent du coin de l’œil, inquiets, mais nul n’ose l’approcher. Le soir, quelquefois, il se paye un cinéma porno, moins pour s’exciter que pour pleurer doucement, silencieusement, en pensant au temps où il y allait avec sa très belle femme et la faisait jouir, provoquant la jalousie des épaves dont il fait maintenant partie.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 162.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
coquetterie

La Révolution fut provoquée par les abus d’une classe revenue de tout, même de ses privilèges, auxquels elle s’agrippait par automatisme, sans passion ni acharnement, car elle avait un faible ostensible pour les idées de ceux qui allaient l’anéantir. La complaisance pour l’adversaire est le signe distinctif de la débilité, c’est-à-dire de la tolérance, laquelle n’est, en dernier ressort, qu’une coquetterie d’agonisants.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 917.

David Farreny, 1er mars 2024
andropause

J’andropause en majesté sur mon trône vermoulu, contemplant d’un œil mort mes sujettes à caution.

Éric Chevillard, « mardi 17 octobre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
missive

Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d’enveloppe, pas de papier à lettres. J’ai quand même expédié ma première missive, je l’ai pliée en petit bateau, j’ai collé le timbre dessus et j’ai écrit : « Au premier qui la ramassera. » Ne restait plus qu’à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.

Voilà comment cela s’est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
valeurs

L’optimisme moral a fait faillite dans les années quatre-vingt dans sa version gauchiste seulement. Il s’est ressaisi au cours de la décennie suivante et poursuit à présent son offensive sous le nom d’« éthique ». Parti, comme il se doit, des universités, il a gagné tous les secteurs de la vie sociale. Ainsi, j’appelle « gnangnan » ces discours édifiants et lénifiants censés redresser le moral des foules et que tiennent en toute occasion un syndicaliste ou un journaliste, un ministre ou un sportif, un évêque ou une chanteuse, un philosophe ou un comique, et auxquels les maîtres mots de « tolérance », de « respect », de « partage », scandés sur le mode incantatoire, donnent un certificat de moralité. Même le voyou de banlieue prompt à hurler qu’il a « la haine » finit par lâcher avec des trémolos dans la voix que « les hommes doivent s’enrichir de leurs différences » – sans s’aviser que ce fut la devise même des esclavagistes. On ne se mobilise plus pour des idées, mais pour des « valeurs » ; on ne lutte plus pour le peuple, mais pour les « vraies gens » qui ont de « vrais problèmes » dans leur « vraie vie ». L’heure est à l’« engagement citoyen » – conçu sur le modèle associatif, ou, plus glamour, sur celui des sauveurs sans frontières – au service d’une société plus « solidaire ». […] Hier encore, les projecteurs éclairaient l’intellectuel qui faisait figure de Conscience ; ils éclairent à présent la Conscience qui fait figure d’Intellectuel – preuve qu’il n’y eut jamais de meilleur combustible pour enflammer les Lumières que la mélasse des bons sentiments – et preuve, surtout, que de plus en plus de gens vivent, sans que nul s’en émeuve, en dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique.

Frédéric Schiffter, « Sur le gnangnan », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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