cosmos

Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement.

C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos.

[…] Je prends note de ce désir en moi. Aujourd’hui, à Tandil.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 584-585.

David Farreny, 20 mars 2002
gombrowiczien

Je n’ai, moi, jamais signé de contrat stipulant livraison d’idées absolument inédites. Certaines idées flottant dans l’air que nous respirons ont su se nouer en moi en un sens spécifiquement gombrowiczien, unique et impossible à recréer : et ce sens, je le suis moi-même.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 209.

David Farreny, 21 mars 2002
horreur

De brusques montées d’horreur. Horreur de l’amour physique, de l’accouplement, à m’évanouir de dégoût. Horreur de la parole quotidienne, qui va de l’un à l’autre, et charrie toute notre vulgarité, notre mesquinerie, notre néant. Horreur de figurer dans une pièce sans queue ni tête, dans cette sale socialité. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir me « changer ». Je porte le même pantalon, les mêmes godasses, la même veste, depuis des années. Bien forcé d’en rabattre, tout de même, avec le slip, la chemise, les chaussettes… Horreur qui se colle à moi, qui m’envahit, comment rentrer chez soi, comment supporter qu’on ne s’en aperçoive pas, qu’on me parle comme si de rien n’était ! Comment ne pas exploser, être dur, se faire rembarrer, rentrer dans le drame…

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 103.

David Farreny, 13 avr. 2002
prosaïquement

Sur les murs étaient accrochés ces nouveaux tableaux animés, constamment en mouvement ; il s’agissait de deux machines bidimensionnelles qui se déplaçaient en bruissant doucement, comme le flux d’un océan lointain. Ou, pensa-t-il plus prosaïquement, comme une autofab subsurface. Il n’était pas très sûr d’aimer ça.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 101.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
néant

Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.

David Farreny, 24 nov. 2005
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
idiotie

Le désir m’avait déserté depuis si longtemps que j’avais le sentiment d’avoir tout à réapprendre. Une petite étincelle se rallumait, là, dans mon ventre. Ce n’était certes pas l’annonce d’une déferlante, aussi n’entrepris-je pas l’externe, doutant de la solidité de mon assise. Mais j’aurais pu le contempler pendant des heures, descendre grâce à lui aux confins de l’idiotie, là où le désir ne peut conduire qu’au désir, et la fin du désir à un nouveau désir. Je ne crois pas que ce garçon ait eu en main toutes les cartes pour deviner à quelle sauce j’étais en train de le manger, mais il avait assez de jeu pour comprendre qu’il était investi d’une mission qui dépassait de beaucoup ses attributions médicales. Avec infiniment de tact il endossa ses habits de modèle de mes rêveries, et quand son enquête, objet premier de sa visite fut achevée, il flotta encore quelques instants, souriant et indécis, me laissant un peu de temps pour redescendre sur terre, puis prit congé, content d’avoir joué un rôle, même sans savoir lequel. Un beau brin d’externe, vraiment.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
glissez

Ni vu ni connu, vous glissez-vous dans votre vie désertée ?

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
bougé

En fait, le lendemain, c’était comme de repartir. Je veux dire, du début. Avec, tout de même, cette conscience que j’avais bougé. Nettement.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
impossible

Mes chers, je n’ai pas besoin du veilleur de nuit, n’en suis-je pas un moi-même quant à la somnolence, aux déambulations nocturnes et au tempérament frileux ? Vous chauffez-vous convenablement au soleil ? Cherchez-moi s’il vous plaît pour l’été ou l’automne un endroit où on vit à la mode végétarienne, où on est continuellement bien portant, où même seul on ne se sent pas abandonné, où même une bûche comprend l’italien, etc., bref, un bel endroit impossible. Adieu. On pense beaucoup à vous.

Franz Kafka, « lettre à Elsa et Max Brod (4 février 1913) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 706.

David Farreny, 1er mai 2014

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