parler

La morgue ouvrait aussi sur cette cour : parfois sous un drap une forme couchée passait, dont les brancardiers plaisantaient par la fenêtre ouverte avec les malades ; je n’étais pas sous ce drap, mes yeux voyaient l’été, j’avais loisir de parler des morts.

Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, p. 148.

David Farreny, 22 mars 2002
fermer

Il faut obliger les mots à fermer.

Henri Michaux, « En marge de Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 603.

David Farreny, 7 juil. 2002
stratégiquement

Dans la guerre, les batailles ne peuvent être livrées qu’une à une et les forces ennemies ne peuvent être anéanties qu’unité par unité. Les usines ne peuvent être bâties qu’une par une. Un paysan ne peut labourer la terre que parcelle par parcelle. Il en est de même pour les repas. Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un coup. C’est ce qu’on appelle la solution un par un. Et en langage militaire, cela s’appelle écraser l’ennemi unité par unité.

Mao Tsetoung, « L’impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier », Citations du président Mao Tsetoung, Éditions en langues étrangères de Pékin, p. 98.

David Farreny, 6 oct. 2002
haine

Je ne suis pas de ces randonneurs qui ont la présence d’esprit de creuser des trous dans la terre meuble afin de s’assurer des prises. L’espèce dont je relève ne creuse pas de marches, pas plus qu’elle ne s’accroche aux herbes. Ah !

Douze tentatives d’escalade. Trois interrompues à mi-parcours, une au quart, deux aux sept huitièmes, six au cinquième de la hauteur. Faux pas suivis de chutes. Départs du même point, sans haine à l’égard de quiconque.

François Rosset, L’archipel, Michalon, p. 129.

David Farreny, 5 fév. 2004
assistait

Le despote tomba sous le poignard, avec un hurlement de sa bouche ouverte que l’on n’entendit pas. On vit ensuite des images du monde entier : le président de la République française en haut de forme et en grand cordon, répondant du haut d’une voiture découverte à une allocution ; on vit le vice-roi des Indes au mariage d’un radjah ; le Kronprinz allemand dans une cour de caserne de Potsdam. On assista aux allées et venues des habitants d’un village du Nouveau-Mecklembourg, à un combat de coqs à Bornéo, on vit des sauvages nus qui jouaient de la flûte en soufflant du nez, on vit une chasse aux éléphants sauvages, une cérémonie à la cour du roi de Siam, une rue de bordels au Japon, où des geishas étaient assises derrière le treillis de cages de bois. On vit des Samoyèdes emmitouflées parcourir dans leurs traîneaux tirés par des rennes un désert de neige au nord de l’Asie, des pèlerins russes prier à Hébron, un délinquant persan recevoir la bastonnade. On assistait à tout cela. L’espace était anéanti, le temps avait rétrogradé, le « là-bas » et le « jadis » étaient transformés et enveloppés de musique. Une jeune femme marocaine, vêtue de soie rayée, caparaçonnée de chaînes, d’anneaux et de paillettes, sa poitrine pleine à moitié dénudée, s’approchait soudain de vous, en grandeur naturelle ; ses narines étaient larges, ses yeux pleins d’une vie bestiale, ses traits sans mouvement. Elle riait de ses dents blanches, abritait ses yeux d’une de ses mains dont les ongles semblaient plus clairs que la chair, et, de l’autre, faisait signe au public.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 364.

David Farreny, 3 juin 2007
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
inexistence

Passant éphémère, tiré du néant sans borne qui règne en deçà et au-delà de soi, comme d’un sommeil de plomb auquel on retournera pour toujours, l’on est vite persuadé que, si le monde existe bel et bien, c’est sur un fond insondable d’inexistence, comme un rêve bon ou mauvais surnage et puise sa force suggestive de cette perte de conscience généralisée. Né sous un mauvais signe assurément, celui de l’absence de sens et de la fin absolue de tout, il y a, paraît-il, de la force et de la noblesse, bien vaines à coup sûr, à rester sur le pont coûte que coûte quand tout sombre irrémédiablement autour de soi et que l’on sait qu’il n’y aura pas de main secourable.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 67.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
s’attendre

Autrement dit, vivre, c’est espérer vivre, c’est attendre. S’attendre à vivre.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 44.

David Farreny, 12 mars 2008
exil

Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.

Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.

Cécile Carret, 1er mai 2012
récit

C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin le récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie, tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante, que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille ; je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an, et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n’ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n’ai à Rouen aucun ami ; rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu, pour arriver là, j’y ai mis de l’art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste, ayant soin qu’il y fasse toujours la même température.

Gustave Flaubert, « lettre à Louise Colet (26 août 1846) », Correspondance (1), Gallimard.

David Farreny, 1er mars 2013
stewart

À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
losanges

Entre deux inspections de cet empire, il revenait volontiers profiter du confort de son trône : un panier installé au bout de ce vestibule carrelé qu’il n’abordait pourtant jamais sans une espèce de méfiance, marquant au seuil un temps d’arrêt, comme s’il n’avait pas tout de suite reconnu le cœur même de son domaine, et s’assurait qu’aucune mauvaise surprise ne l’y attendait.

C’était que malgré son habitude de la conformation du carrelage, et à cause d’elle sans doute, il restait à chaque fois décontenancé par l’instabilité paradoxale qu’elle offrait à ses yeux comme aux miens.

L’assemblage régulier de losanges de trois teintes différentes composait en effet une sorte de kaléidoscope fixe d’où, vues en perspective et en relief, sortaient presque simultanément ou s’engendrant les unes les autres, les faces antérieures de trois cubes distincts, bien propres à susciter la prudence d’un chat.

[…]

Ainsi ai-je mieux compris la perplexité des chats au seuil du vestibule : il leur fallait d’abord prendre la mesure de l’illusion que le carrelage systématique leur présentait, eux qui s’accommodent si souplement d’une succession de vrais creux et de vraies bosses.

Pour moi, je m’arrêtais souvent devant ces cubes durant de longues minutes, hypnotisé par cette transformation d’une forme fondamentale abstraite, presque absente, en volumes théoriques surgis de leur immobilité.

Car sous l’alternance des cubes, j’observais le jeu d’une loi qui veut que tout ce qui apparaît simultanément disparaisse pour réapparaître aussitôt ou, pour mieux dire, tire son apparition de sa disparition concomitante.

Le chat pendant ce temps ronronnait.

Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, pp. 66-67.

David Farreny, 30 juin 2014
de

Ils ont de ces gueules.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 76.

David Farreny, 8 juil. 2014

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