éducation

« Nous savons bien que ceux que nous chargeons d’éduquer nos enfants n’ont, pour la plupart, pas reçu d’éducation eux-mêmes. Et nous n’ignorons pas qu’ils ne peuvent transmettre ce qu’ils n’ont jamais appris et qui ne peut s’acquérir d’une autre manière. » Ainsi s’exprimait Leopardi il y a presque deux siècles. Il eut la prudence d’attendre d’être mort pour faire connaître au public de si beaux sentiments.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 300.

David Farreny, 19 mai 2002
ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
centre

À titre personnel, je préfère les personnages « entre deux âges » ; je ne me suis jamais intéressé — et ne m’intéresse toujours pas — aux riches, ni aux pauvres, ni aux hommes politiques, ni aux délinquants, ni aux artistes (mis à part le cas particulier de l’artiste raté, qui me paraît emblématique : on est tous un peu ratés, on est tous un peu artistes). En matière de description sociale, je suis définitivement classes moyennes ; mais ce concept social-démocrate n’a peut-être aucun sens en zone parfaitement libérale. Au milieu de l’aéroport de Houston, juste avant de m’envoler vers l’Europe, je prends clairement conscience qu’au-delà des différences dans la mise en œuvre de nos deux stratégies, on peut probablement y déceler un même objectif : viser en plein centre.

Michel Houellebecq, « Compte rendu de mission : viser en plein centre », Lanzarote, Flammarion, p. 69.

Élisabeth Mazeron, 4 mars 2008
magot

Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon Île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avait mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 123-124.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
réclamaient

La trentaine est arrivée comme un désastre. Elle a balayé les espoirs, les visées de mes vingt ans. Ce que je ne voyais pas, ne voulais pas admettre, c’est que la seule vie que j’aie eue, le seul monde que j’aie connu — les premiers ; après, ailleurs, je n’ai plus fait qu’étudier — réclamaient. On n’est pas quitte du passé, d’autant moins qu’on ne l’a pas tiré au clair, porté dans la tardive lumière de la conscience dont il était justement privé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 20 avril 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 791.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
mécanique

Adossé au comptoir de la Brasserie-Noire, je bois un demi ; à partir d’aujourd’hui, te voilà seul, mon bonhomme, tu dois faire face tout seul, te forcer à voir du monde, t’amuser, te jouer la comédie aussi longtemps que tu t’accrocheras à cette terre ; à partir d’aujourd’hui ne tourbillonnent plus que des cercles mélancoliques… En allant de l’avant tu retournes en arrière, oui : progressus ad originem et regressus ad futurum, c’est la même chose, ton cerveau n’est rien qu’un paquet d’idées écrasées à la presse mécanique.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 109.

Cécile Carret, 13 juin 2011
écho

Aujourd’hui, je n’ose même pas me faire de reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 15.

David Farreny, 7 oct. 2012
composite

Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 21 avr. 2014
plantés

N’est ineffable ou indicible que la chose dont j’ignore le nom. Et même, avec les mots dont je dispose, je peux élaborer la périphrase qui colmatera cette lacune lexicale. Le sentiment, assez commun, de vivre ou d’éprouver des expériences que le langage humain ne saurait décrire relève plutôt, je le crains, d’une exaltation proche de celle qui nous fait appréhender parfois, croyons-nous, l’existence de Dieu ou la présence des morts, une espèce d’illusion mystique qui a pour unique fondement notre incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes, des animaux mortels, certes fines mouches et rusés renards, mais plantés dans nos corps et dans ce monde sans issue.

Éric Chevillard, « mercredi 13 novembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
apparaître

Cela doit apparaître tout autrement aux barbus.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 192.

David Farreny, 11 déc. 2014

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