Le foie gras. On l’étale
sur des toasts. Délicat, onctueux
Le clavecin de toutes les cirrhoses
La sainte vierge en culotte de velours
Alain Malherbe, Diwan du piéton, Le Dé bleu.
L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?
Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.
Je crois profondément que la civilisation a été inventée pour rendre possible la solitude.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 327.
Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.
Six heures… On a un continent en face de soi, pourtant, avec ses sommets, ses cités, ses routes et ses solitudes. Alentour, des pins, des parcs profonds, quelques balustrades, des terrasses. On s’assoit côte à côte à une branlante table de fer, devant le petit café qui jouxte la chapelle. On se tait, les mains se frôlent pour atteindre les verres ou se passer les jolies cartes postales anciennes qu’on vient d’acheter. On songe aux singularités du destin, à la fragilité des amours, à la tendresse des soirs, à la préciosité des moments, à des morts, à des disparus, à des oubliés, à des inoubliables qui vous oublient.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 247.
Comme il reçoit énormément d’imperceptibles, il irradie de l’imperceptible, et sans fin, pour rien, pour personne, fait des variations.
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 881.
Tactiques, géographies, temps qu’il fait et propos civils ne sont pas du côté des morts. À nous en prélude l’humidité, la confusion, la fadeur nauséeuse des jours, un peu de salive au coin des lèvres, une stupeur immobile, qui ne valent cependant ni quitus ni consentement à ces perspectives de ruine.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 44.
Le monde a pris une telle avance sur moi que j’en suis réduit à le regarder se perdre, là-bas, dans la distance, du côté du présent.
Pierre Bergounioux, « mardi 10 octobre 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 627.
Prenons, par exemple, le cours d’expression orale. Elle nous invitait à tourner notre attention vers ce qui se déroulait à l’extérieur, puis à nous en inspirer pour parler. Il y avait rarement plus de deux ou trois élèves dans la classe. Nous marchions jusqu’à la fenêtre, nous nous penchions. Nous observions le ciel marbré de plomb et les monticules de gravats dans les rues défoncées et désertes.
— Vous avez aussi le droit de fermer les yeux, prévenait Sarah Kwong.
Je fermais les yeux, le décor changeait ou ne changeait pas, parfois nous nous retrouvions près d’un fleuve équatorial, parfois nous étions à jamais étrangers à tout, parfois nous remuions lugubrement au-delà du bord de la mort. L’exercice consistait à revenir ensuite devant Sarah Kwong et à poser des questions ou à y répondre.
— Où sommes-nous ? demandais-je.
Sarah Kwong attendait que la question finisse de résonner, puis elle répondait :
— À l’intérieur de mes rêves, Dondog, voilà où nous sommes.
Elle prononçait cela avec une dureté évidente, en me lançait un regard qui ne manquait pas de pédagogie, négateur, comme si mon existence n’avait plus la moindre importance ou comme si ma réalité n’était qu’une hypothèse très sale.
C’est cela qui me déplaisait dans l’école, cette assurance avec quoi on démolissait mes moindres certitudes sur tout.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 104.
L’hymne est adapté d’une chanson napolitaine. Dans tous les villages de l’Österland, du Götaland, on entonne Sankta Lucia avec la ferveur d’un Caruso glorifiant le Pausilippe. La lueur des bougies se répand dans les rues, tremble sur les neiges, comme la lave qui coule du Vésuve fait scintiller la mer. Le suédois, remplaçant l’italien, lui emprunte un peu de soleil et de catholicité, troublant au fond de l’âme ces sentiments qui tressaillent au chant grégorien. Est-il possible d’obtenir plus d’effets avec moins d’apprêts ? On ne peut entendre ces accords sans avoir la gorge nouée — et si l’on devait se joindre au chœur, l’auditeur percevrait des sanglots dans nos voix. On ignore ce qu’il faut admirer le plus : la modestie de la mise en scène, sa naïveté, sa familiarité, sa beauté, son mystère, son antiquité, sa longévité. On sait simplement que, pour nous, quelque chose s’est perdu qui ne se retrouvera jamais — la jeunesse, la foi, l’étincelle ?
Il est aussi des mots trop froids qui fondent dès que notre langue les touche. De ceux que le suédois a cristallisés autour de la racine snö — snöblandad, neige fondue, snöblind, aveuglé par la neige, snöbollskrig, bataille de boules de neige, snöglopp, neige mouillée —, le plus fragile et le plus beau est sans doute snölykta, qui désigne la lanterne de neige, une pyramide de boules à l’intérieur de laquelle on glisse un lumignon, et que l’on place au débouché d’une allée, au pied d’un perron, partout où elle peut égayer la nuit. Comme les couronnes de bougies de Sankta Lucia, la flamme brille au cœur de la neige, rougeoie, chancelle, chatoie, tente l’impossible union de la glace et du feu : c’est le printemps qui se débat dans l’hiver.
Thierry Laget, « Discours de Stockholm », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, pp. 48-49.
Si cela était vrai, que gagnerions-nous à la fin ? Rien qu’une vérité nouvelle. Nous avons déjà assez d’anciennes vérités à digérer, et même celles-là, nous ne serions tout bonnement point capables de les supporter, si nous ne les rehaussions parfois du goût des mensonges.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 252.