croupetons

On se met à croupetons et l’on a ainsi la sensation d’être chez soi.

Maurice Roche, Compact, Tristram, p. 107.

David Farreny, 20 mars 2002
Kraken

En 1752, le Danois Éric Pontoppidan, évêque de Bergen, publia une célèbre Histoire naturelle de Norvège, œuvre très accueillante et crédule ; dans ses pages on lit que le dos du Kraken a un mille et demi de longueur et que ses bras peuvent étreindre le plus grand navire. Le dos émerge comme une île ; Éric Pontoppidan en arrive à formuler cette règle : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens. »

Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 22 mars 2002
surdivisée

Quoi qu’il arrive dans cet espace, vous avez tout le temps pour assister au spectacle. Avec votre temps nouveau, avec vos minutes aux trois mille instants, vous ne serez pas débordé, avec votre attention surdivisée vous ne serez pas dépassé. Jamais.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 680.

David Farreny, 24 août 2003
médecin

Pour la gratitude il fut nommé médecin des pauvres.

[…]

Toute la crasse, l’envie, la rogne d’un canton s’était exercée sur sa pomme. La hargne fielleuse des plumitifs de sa propre turne il l’avait sentie passer. L’aigreur au réveil des 14.000 alcooliques de l’arrondissement, les pituites, les rétentions exténuantes des 6.422 blennorrhées qu’il n’arrivait pas à tarir, les sursauts d’ovaire des 4.376 ménopauses, l’angoisse questionneuse de 2.266 hypertendus, le mépris inconciliable de 722 biliaires à migraine, l’obsession soupçonneuse des 47 porteurs de tænias, plus les 352 mères des enfants aux ascarides, la horde trouble, la grande tourbe des masochistes de toutes lubies. Eczémateux, albumineux, sucrés, fétides, trembloteurs, vagineuses, inutiles, les « trop », les « pas assez », les constipés, les enfoirés du repentir, tout le bourbier, le monde en transferts d’assassins, était venu refluer sur sa bouille, cascader devant ses binocles depuis trente ans, soir et matin.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 24.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
compliquée

Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.

Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.

David Farreny, 13 sept. 2008
vieilli

J’ai vieilli d’un an. Mon existence se partage, désormais, en deux moitiés, l’une, la première, obscure, immanente, sans but, l’autre déchirée par la conscience que je suis, qu’il importe d’y voir clair, de se déterminer par rapport à ce qui en vaut la peine, d’agir en conséquence. L’ennui, c’est que mille choses me touchent, me hèlent, s’offrent à ma joie. Cent vies n’y suffiraient pas. C’est pourquoi je les mène en rêve.

Pierre Bergounioux, « mercredi 25 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 208.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
impossible

— Mon gentil, m’a-t-il dit un jour, pas à la maison, mais, comme ça, dans la rue, après une longue conversation ; j’étais en train de le raccompagner. Mon ami, aimer les gens comme ils sont, c’est impossible. Et pourtant, c’est ce qu’il faut. Et donc, fais-leur du bien, à contrecœur, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (surtout ça qui est indispensable). Supporte le mal qu’ils te feront, sans te fâcher dans la mesure du possible, “en te souvenant que, toi aussi, tu es un être humain”. Bien sûr, tu es appelé à être sévère avec eux, s’il t’est donné d’être ne serait-ce qu’un tout petit peu plus doué que la moyenne. Les gens, ils sont vils par nature et ils aiment aimer par peur ; ne cède pas à cet amour-là et n’arrête pas de mépriser. Je ne sais plus où, dans le Coran, Allah prescrit au prophète de regarder les “mutins” comme des souris, de leur faire du bien et de passer devant eux — c’est un peu fier, mais c’est juste. Sache mépriser même quand ils sont bons, parce que, le plus souvent, c’est bien là qu’ils sont moches. Oh mon gentil, c’est en jugeant d’après moi-même que je dis ça ! Il suffit juste d’avoir un peu de cervelle pour ne pas pouvoir vivre sans se mépriser, qu’on soit honnête ou malhonnête, c’est pareil. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. À mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette humanité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

— Jamais ?

— Mon ami, je veux bien, ce serait un peu stupide, mais ce n’est pas ma faute ; et, comme en créant le monde, on ne m’a pas demandé mon avis, je me réserve le droit d’avoir une opinion sur ce sujet.

Fédor Dostoïevski, L’adolescent (1), Actes Sud, pp. 402-403.

Bilitis Farreny, 16 août 2010
monde

Un autre jour, comme de nombreuses dames entouraient l’Impératrice, je dis à propos de quelque chose dont elle avait parlé : « Parfois le monde m’irrite et m’ennuie ; certes il me semble impossible de vivre un instant de plus. Je voudrais m’en aller et me perdre je ne sais où ; mais si, alors, je mets la main sur du joli papier ordinaire, très blanc, sur un bon pinceau, sur de l’épais papier blanc de fantaisie, ou sur du papier de Michinoku, je me sens disposée à rester encore un peu sur cette terre, telle que je suis. Et aussi, quand je regarde, après l’avoir étalée, une natte verte, finement tressée, bordée d’une étoffe dont les dessins noirs se détachent nettement sur le fond blanc, je crois que vraiment, je ne pourrais jamais chasser le monde de ma pensée ; je trouve même la vie précieuse. » L’Impératrice me répondit en riant : « Vous vous consolez avec bien peu de chose. Comment était donc celui qui contemplait la lune sur la Montagne de la tante abandonnée ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 263-264.

David Farreny, 2 juin 2011
petitesse

Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais […].

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 211.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
vis-à-vis

Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d’un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l’œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu’il se produisait parfois de lui-même ; un simple attouchement fortuit eût alors fait l’effet d’une transgression. N’avais-je dès lors pas tout de même une amie ? La pensée d’une femme ne m’était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l’image idéale du beau vis-à-vis – oui, mon vis-à-vis devait être beau ! – à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi ? Simplement raconter.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 17.

Cécile Carret, 3 août 2013

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