avale

L’homme — son être essentiel — n’est qu’un point. C’est ce seul point que la Mort avale. Il doit donc veiller à ne pas être encerclé.

Henri Michaux, « Un point, c’est tout », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 431.

David Farreny, 20 mars 2002
placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
runes

Et devant cette étendue qu’on peut nommer, qui est sur le cadastre, dont les blés seront équitablement distribués aux malheureux quand la vraie république en dernier clôturera le monde, Roulin regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles, plus inattentionnées pour Roulin que les collines, plus dédaigneuses de lui que les Alpilles quand on est à pied là-haut et que midi vous surprend, sans un arbre.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
rapport

Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.

David Farreny, 17 juin 2009
roulé-boulé

Je bondis ; clenchai et me précipitai par la porte ; tête à droite : rien ! Tête à gauche : la porte d’entrée ne venait-elle pas de retomber dans la serrure ? ! Je fis trois pas (je mesure un mètre quatre-vingt-cinq et j’ai de longues jambes !) – et vis disparaître quelque chose de brun vis-à-vis dans le verger. […]

Chasse au brun : les branches m’offrirent une leçon d’escrime dans les règles de l’art, quarte, tierce, seconde latérale. Un soleil douteux tachait partout.

Traque dans les chemins des labours. Après cent mètres nous étions arrivés au bord des rochers, et mon brun se précipita la tête la première dans les noisetiers. Je dégringolai la paroi en roulé-boulé ; donnai de la souplesse à mes articulations – mondieu, ça allait de plus en plus vite ! – fus roulé dans le ruisselet, collé contre le tronc d’un sapin ; et me rétablis bras écartés : un glissement en contre-haut ; les buissons se mirent à taper sauvagement autour d’eux ; je me ramassai et amortis de tout mon corps le ballon brun ; au visage de fille, à la tête sablonneuse : nous nous sommes tenus ainsi un moment. Le temps de souffler.

Assis l’un à côté de l’autre. « Oui, je l’ai » avoua-t-elle haletante, à propos de ma clé.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 71.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
érotisme

ÉROTISME. Érotisme était un mot parfaitement bienvenu et on ne peut plus utile pour désigner ce qui concerne l’amour et spécialement l’amour physique, l’activité sexuelle, le plaisir, le désir, le sexe.

Il lui est arrivé le grand malheur, hélas, d’être enlevé et détourné par une camarilla d’anciens séminaristes torturés, qui l’ont chargé et surchargé de sens superfétatoires, lesquels ne reflètent que leurs angoisses personnelles, leurs troubles religieux, leurs vices éventuellement ou leur peine à parvenir à la jouissance.

Il n’est en aucune façon dans la nature étymologique d’érotisme d’avoir partie liée à la “transgression”, au sacrilège, au sadomasochisme, à tout un bric-à-brac conceptuel et quincaillier de chaînes, de jeux de pouvoir, de talons aiguilles, d’épreuves, de martinets et autres éléments de matos qui n’avaient aucune espèce de droit à encombrer tout son espace et tout son rayonnement sémantique.

Et comme si n’était pas suffisant ce parasitage en règle, érotisme a dû subir, sur un autre front, mais de la part des mêmes envahisseurs, souvent, d’autres assauts de sens, qui l’ont paré des plus fausses élégances. L’érotisme n’était plus seulement ce qui concernait le plaisir amoureux et la volupté, il était, par opposition à la pornographie, ce qui en traitait avec art, avec dignité, raffinement et goût. Le goût était plutôt grossier, en général, et l’art le plus souvent au-dessous du médiocre. Quant à la dignité, le désir et le plaisir en avaient bien suffisamment par eux-mêmes, et de liens immédiats avec la poésie la plus haute, pour qu’ils eussent besoins de suspectes garanties de respectabilité, délivrées par des marchands d’art, des éditeurs de livres à tirage numéroté, des femmes du monde et de vieux messieurs libidineux.

La tentation est grande d’abandonner le pauvre érotisme à son malheureux destin, tant l’ont gravement compromis les fréquentations frelatées où il s’est vu contraint. Mais d’une part c’est très injuste à son égard, et d’autre part c’est nous punir nous-mêmes, car nous avons de lui grand besoin, pour lui faire dire ce qu’il veut dire, et rien de plus.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 186-187.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2010
rien

Dès ce premier jour, j’ai donc apporté à Duch une cinquantaine de pages : sur chacune, j’avais copié un slogan de l’Angkar. Je lui ai demandé d’en retenir un seul. Certains sont menaçants ; d’autres énigmatiques ou d’une froide poésie. Il a mis ses lunettes, et a parcouru l’ensemble. Il semblait hésiter. Puis il a posé sa main sur une page et a lu doucement : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Il a regardé au plafond : « C’est une phrase importante. Une phrase très profonde. Ce slogan vient du Comité central. » Puis il a ajouté : « Vous avez oublié un slogan encore plus important : la dette de sang doit être remboursée par le sang. » J’étais surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? » Duch m’a fixé : « Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. »

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 98.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
angoisse

Les crises d’angoisse deviennent plus profondes. Les crises d’angoisse deviennent plus graves. Les crises d’angoisse deviennent plus absolues. C’est longer des murs. C’est se heurter à un trou. C’est dériver sans comprendre dans la nuit de la ville et la nuit qu’à soi-même on est. Tout vaudrait mieux que reprendre. Tout vaudrait mieux que continuer. Tout vaudrait mieux qu’affronter. Les crises d’angoisse deviennent permanentes. On les tient vaguement à distance, comme du bras quelqu’un qui vous sollicite, comme d’un détournement quelqu’un qui mendie, comme la porte fermée à quelqu’un qui veut absolument tout vous dire et vous expliquer, pourvu que cela le concerne lui et seulement lui. Les crises d’angoisse sont solitaires. Les crises d’angoisse sont secrètes. Les crises d’angoisse sont tournantes : sur soi-même on tourne, en soi-même on tourne. Les crises d’angoisse sont la boule du dedans devenue la boule complète du tout : et tournent sur les parois le décor des villes, et le souvenir des appartements, et le gros plan déformé des visages, et la rémanence des voix. Et tournent sur les parois du dedans la découpe des toits, la perspective des rues : on est, au milieu de tout cela, immobile et crispée, cette silhouette effrayée, accroupie sur elle-même et serrant ses genoux et son front dans ses bras, prête à l’immense chute : on le pense avec sérieux, considération, opiniâtreté, qu’arrêter est la seule solution maintenant irréversiblement à vous laissée. On voudrait, du fond de la crise d’angoisse, n’être pas ce vous. On a compris que si la crise d’angoisse s’allégeait avant qu’on soit définitivement ce vous, on aura une chance d’attendre ici la suivante, même plus forte, même plus terrible. On a juste appris, dans ses os, ses genoux, son front, qu’il ne s’agit que d’une possibilité d’ordre statistique : on trouve même en cela part discrète de résistance, consolation, abandon. La crise d’angoisse est votre définition.

François Bon, « Angst », Formes d'une guerre.

David Farreny, 19 fév. 2013
singularité

La règle d’or : si le petit rien que tu possèdes n’a, en lui-même, rien de particulier, au moins dis-le avec un zeste de singularité.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 264.

David Farreny, 13 janv. 2015

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