Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.
Quand on n’est pas de là, on ne peut pas. On n’est qu’avec les choses. On est dedans. On a perdu jusqu’à la notion des hommes, des vivants et des morts, et c’est ce qui s’est produit à plusieurs reprises. Je suis sorti, béant, du bruit, des étincelles et j’ai connu, l’espace d’une seconde, peut-être, ce qu’on passe le plus clair de sa vie à continuer de vouloir en sachant parfaitement que c’est impossible, fou : que reviennent d’entre les ombres ceux que nous avons connus et que nous aimions.
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 56.
Examinateur encore ignorant mais beaucoup moins, il questionne. L’esprit du pardon, est-ce qu’il y songe ?
Des femmes qui s’ennuient viennent à lui. Ennui à soulever. Il sait ce qu’il y a dessous.
Henri Michaux, « Textes inédits autour du “Poltergeist” », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1037.
Entre leur doigts repliés, les mouchoirs blancs donnaient l’impression d’être à l’affût, n’attendant que l’occasion de se déployer et de s’élever jusqu’aux yeux pleins de larmes. Cette occasion se présentait en abondance. Même le prêtre au frais visage se forçait à entailler les alentours de ses lèvres repues de quelques plissements de chagrin et prenait l’air de celui qui, forçant une langue rétive, va chercher aux commissures de sa bouche le résidu d’un breuvage amer. Et lorsqu’il descendait lourdement jusqu’au bas des marches de l’autel pour s’y effondrer comme un pudding manqué et, accompagné par les borborygmes de son acolyte à la chevelure rousse, entonnait du fond de la poitrine : « Prions… », on ne voyait plus de la société tout entière qu’un indiscernable amas de crêpe et de drap noirs.
Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 50.
Il faut en même temps lutter et se faire pardonner l’air triste que cela peut vous donner ; ceux qui vous aiment ne sont pas contents à moins.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 16.
On aurait dit que sa féminité se passait aisément de fécondation et qu’il eût suffi d’un arôme un peu masculin, d’une vague odeur de tabac, d’une blague un peu grivoise pour qu’elle se mît aussitôt à proliférer luxurieusement.
Bruno Schulz, « Août », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 45.
Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.
À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.
Un matin, en entrant en classe, nous sommes quelques-uns à découvrir que nos encriers de porcelaine blanche sont brisés autour du petit champignon violet de l’encre gelée.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 20.
Rien est un euphémisme.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 109.
Au début, j’eus du mal à croire que Sophie Gironde était de nouveau à mon côté, et que pour la rejoindre il n’y avait pas besoin d’attendre une conjonction de rêves particulière ou de voyager trois mille ans à travers les lentes laideurs obscures de l’enfer. Parcourir quelques mètres suffisait pour que je m’approche d’elle, étendre la main suffisait pour la toucher. Voilà ce qui m’étonnait. J’allongeais la main vers elle, j’ouvrais le bras comme pour l’inviter à danser, et aussitôt je retrouvais, dans leur banalité merveilleuse, les gestes de la rencontre amoureuse, ces gestes rabâchés mais qui toujours, quand aucun partenaire ne ment, offrent des vertiges inépuisables. Sans avoir à languir le temps d’une vie, simplement une seconde après l’avoir désiré, je pouvais maintenant caresser son épaule, la naissance de son dos, puis l’attirer enfin contre moi, avec une douceur dont on n’ose rêver que dans les rêves, contre ma bouche et mon corps que le long abîme de l’absence avaient rendus incrédules.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 88.
Quand Flaubert se demandait pourquoi il n’avait pas eu de femmes, pourquoi « l’être féminin » [n’avait] jamais été “emboîté” dans [son] existence, il donnait trois causes :
1. il était lui-même un être féminin ;
2. il était pessimiste ;
3. il était artiste.
Philippe Muray, « 23 novembre 1981 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 154.
Et c’est un vrai printemps qui est venu, terriblement jeune. Il resplendit avec trop d’éclat pour nos yeux.
Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 22.