tripes

Verrues sur les doctrines

tripes sur les doctrines

crachats sur les doctrines

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 422.

David Farreny, 22 juin 2002
fils

Mon père, il était tellement pris par ses exercices dactylos et par son angoisse d’être viré à la « Coccinelle » que, même au moment du dîner, il restait dans ses réflexions ! Je l’intéressais plus beaucoup. Il avait son idée formelle bien ancrée au fond du cassis, indélébile à mon sujet que j’étais exactement la nature même de la bassesse ! le buse crétin pas remédiable ! Voilà tout ! Que je collais pas aux anxiétés, aux soucis des natures élevées… C’était pas moi dans l’existence qu’aurais tenu toute mon horreur plantée dans ma viande comme un vrai couteau ! Et qu’à chaque minute en plus je l’aurais trifouillée davantage ? Ah ! mais non ! mais non ! J’aurais secoué, trifouillé le manche ? Mieux ? Plus profond ? Ah ! plus sensiblement encore !… Que j’aurais hurlé des progrès de la souffrance ! Mais non ! Que j’aurais tourné fakir là au Passage ? à côté d’eux ? pour toujours ?… Et alors ? Devenir un quelque chose d’inouï ? oui ! de miraculeux ? D’adorable ? De bien plus parfait encore ? Ah ! oui ! Et bien plus hanté, tracassé, mineux dix mille fois !… Le Saint issu d’économie et d’acharnement familial !… Ah ! Eh bien ! Plus cafouillard ! Ah ! oui ainsi ! Cent dix mille fois plus économe ! Yop ! Lala ! Comme on aurait jamais vu ! ni au Passage ni ailleurs ! Et dans le monde entier !… Nom de Dieu ! Le miracle de tous les enfants ! Des banlieues et des provinces ! Le fils exquis ! Phénoménal ! Mais fallait rien me demander ! J’avais la nature infecte… J’avais pas d’explications !… J’avais pas une bribe, pas un brimborion d’honneur… Je purulais de partout ! Rebutant dénaturé ! J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais sec comme trente-six mille triques ! J’étais le coriace débauché ! La substance de bouse… Un corbeau des sombres rancunes… J’étais la déception de la vie ! J’étais le chagrin soi-même. Et je mangeais là midi et soir, et encore le café au lait… Le Devoir était accompli ! J’étais la croix sur la terre ! J’aurais jamais la conscience !… J’étais seulement que des instincts et puis du creux pour tout bouffer la pauvre pitance et les sacrifices des familles. J’étais un vampire dans un sens… C’était pas la peine de regarder…

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 232.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
surcroît

Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 13 mai 2007
euh

De temps à autre, l’un ou l’autre de nos camarades s’évapore de la sorte ; alors, enfonçant la tête entre les épaules, nous disons : — Euh… (que peut-on dire d’autre) ; et une légère consternation flotte dans l’air. Pourtant, dans notre belle majorité, nous tous, employés, sommes déjà en train de mourir. Nous qui avons passé la quarantaine, chaque année plus vieux d’une année. Au cimetière, […] chacun de nous se supportait lui-même tel un sac rempli de décès.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 4 mars 2008
éloignement

Tel livre lu voilà vingt ans et bientôt oublié, telle couverture, tel imperceptible souvenir, lorsque je les retrouve à leur emplacement originel, à quinze ou vingt ans d’ici, m’indiquent à quelle distance je me trouve, maintenant, du commencement. Le long du chemin rendu un court instant visible, dans l’ombre et la brume du passé, je découvre la théorie des bagages abandonnés, l’éloignement.

Pierre Bergounioux, « jeudi 8 juin 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 796-797.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
sémantisme

C’est à sa voix qu’il aurait fallu s’en remettre, à ses gestes, à sa seule présence ; et ne tenir que très peu de compte de ses mots, qui eux n’ont pas grand sens, et qui l’étonnent sans cesse quand on les lui rappelle. Il s’étonne surtout qu’on ait pu leur porter assez d’attention pour s’en souvenir. Que ne fait-on comme lui, et n’imite-t-on son détachement parfait à leur égard, sa merveilleuse capacité d’indifférence et d’oubli ? Mais je n’ai pas su m’abandonner à ce sémantisme libéré du verbe et qui flotte dans l’air, s’accrochant un moment, comme une brume, à une intonation, une attitude, un regard. Je n’ai eu ni assez de patience ni assez d’amour. J’ai bêtement exigé des phrases, du bon sens bien français, clairement débité, avec des sujets, des verbes et des compléments à la parade. Or c’est manifestement ce que ce pauvre garçon est le moins capable d’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 25 janvier 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, pp. 35-36.

Élisabeth Mazeron, 30 mars 2010
infiltrer

Il se blottissait contre elle le soir sur la natte. Ils regardaient la lune par la fenêtre. Elle restait froide, le dos tourné. Lui éprouvait un sentiment cotonneux, d’une mollesse épouvantable. Alors ils ne prononçaient plus un mot, et c’était comme si quelque chose de la mort, quelque chose du moins relevant de notre misère à tous, était venu rôder là sur leur natte et s’infiltrer dans l’interstice suave, trop suave, de leurs corps enlacés.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 37.

Cécile Carret, 9 mars 2012
correspondances

À mes yeux, un livre, ou même un simple article de presse, n’est pas terminé une fois publié : il attend qu’on le cite ou qu’on l’exhume à propos, et surtout qu’on le mette en relation avec d’autres, afin de faire jaillir de nouvelles étincelles de sens ; avec d’autres, et en particulier avec des écrits relevant d’autres catégories que la sienne. […] Au-delà de ses nombreux inconvénients, la position de non-spécialiste a l’avantage d’offrir un point de vue depuis lequel on peut plus facilement déceler des correspondances entre des domaines qui semblaient sans rapport.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 18.

Cécile Carret, 1er mai 2012
muet

Au fait, est-ce que tu as vu hier à la télévision le reportage sur les personnes seules ?

La femme : « Je ne me souviens que du moment où l’interviewer a dit à quelqu’un : “Racontez donc une histoire de solitude !” et l’autre est resté muet. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 40.

Cécile Carret, 26 juin 2013
losanges

Entre deux inspections de cet empire, il revenait volontiers profiter du confort de son trône : un panier installé au bout de ce vestibule carrelé qu’il n’abordait pourtant jamais sans une espèce de méfiance, marquant au seuil un temps d’arrêt, comme s’il n’avait pas tout de suite reconnu le cœur même de son domaine, et s’assurait qu’aucune mauvaise surprise ne l’y attendait.

C’était que malgré son habitude de la conformation du carrelage, et à cause d’elle sans doute, il restait à chaque fois décontenancé par l’instabilité paradoxale qu’elle offrait à ses yeux comme aux miens.

L’assemblage régulier de losanges de trois teintes différentes composait en effet une sorte de kaléidoscope fixe d’où, vues en perspective et en relief, sortaient presque simultanément ou s’engendrant les unes les autres, les faces antérieures de trois cubes distincts, bien propres à susciter la prudence d’un chat.

[…]

Ainsi ai-je mieux compris la perplexité des chats au seuil du vestibule : il leur fallait d’abord prendre la mesure de l’illusion que le carrelage systématique leur présentait, eux qui s’accommodent si souplement d’une succession de vrais creux et de vraies bosses.

Pour moi, je m’arrêtais souvent devant ces cubes durant de longues minutes, hypnotisé par cette transformation d’une forme fondamentale abstraite, presque absente, en volumes théoriques surgis de leur immobilité.

Car sous l’alternance des cubes, j’observais le jeu d’une loi qui veut que tout ce qui apparaît simultanément disparaisse pour réapparaître aussitôt ou, pour mieux dire, tire son apparition de sa disparition concomitante.

Le chat pendant ce temps ronronnait.

Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, pp. 66-67.

David Farreny, 30 juin 2014
fraîcheur

La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.

David Farreny, 28 fév. 2024
idée

Toute idée féconde tourne en pseudo-idée, dégénère en croyance. Il n’est guère qu’une idée stérile qui conserve son statut d’idée.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, p. 711.

David Farreny, 28 fév. 2024
activiste

Fin des années soixante-dix, l’agitation bat encore son plein et j’ai toujours du mal à me secouer. Pendant qu’on défile dans les rues, j’erre, désœuvré, dans les allées des librairies. Là aussi la contestation occupe les rayons. S’y étalent pêle-mêle la libération orgasmique, l’émancipation féminine, l’anti-psychiatrie, l’anti-impérialisme, ou encore la revendication de droits pour les minorités de toutes sortes, ethniques, culturelles, sexuelles. En feuilletant ces manifestes en faveur de tant de causes, j’ai confirmation que la mienne demeurera indéfendable. Quel intellectuel apportera sa caution à un activiste de la sieste ?

Frédéric Schiffter, « Debord existe, moi non plus », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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