rôle

Ce qui se passe, parfois, nous dépasse infiniment. On ne comprend rien au rôle qu’on va jouer. On n’a aucune idée de ce qu’on atteint, sollicite ou qui, à notre insu, nous meut, dirige les actes téméraires, qu’on se surprend à esquisser, enchaîner sans qu’il semble qu’on y ait de part. Tout ce qu’on peut faire, c’est de rester à peu près à l’endroit qu’ils délimitent, de les accompagner dans leur progrès, dans leur déplacement sans égard à ce qu’ils peuvent bien signifier puisqu’on ne comprend pas. On ne comprendra peut-être jamais. On n’a pas l’âge ou le temps. Ce n’est pas le moment. Il n’est pas très important que nous sachions. Il vaut peut-être mieux ne pas. On ne ferait jamais ce qui nous incombe si l’on savait ce que l’on est en train de fabriquer. On choisirait sans hésiter l’autre terme de l’alternative, la possibilité toujours ouverte de renoncer, de s’abstenir. Ça va même plus loin. Après, quand on a récupéré ses actes, ses paroles, que c’est un peu les nôtres, on se méfie de l’épisode tourbillonnant où ils nous devançaient, où l’on tentait désespérément de les suivre. On n’est pas sûr qu’ils aient eu lieu. Il pourrait s’être passé tout autre chose que ce que l’on croit, maintenant. Il pourrait ne s’être rien passé si, quand même, l’endroit où l’on émet cette supposition n’était le même. C’est que le temps a passé. Il a fini par paraître normal, presque, qu’on y soit.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 52.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
guise

Que chacun pense et agisse à sa guise, la mort ne manquera pas d’en faire autant.

Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 76.

David Farreny, 9 nov. 2005
rata

Partout les mêmes nuages, partout la même attente. Rien que le rata des jours, le maigre chapelet des heures. Dont seul l’esclavage parfois délivre… Rends grâce à ce qui te rebute, car tu n’as rien d’autre. Naissance et mort lente, voilà tout. Untel, né le 08-04-49, meurt depuis cinq décennies et n’a toujours pas fini, est néanmoins sur la bonne voie. Tout se termine dans douze mètres carrés, sur un lit à une place, avec une petite table et une fenêtre fermée sur la dernière image du monde. Ici un vieux mur et un tilleul remué par le vent dans un mouchoir bleu. Trois couleurs à vous couper le souffle, c’est le cas de le dire. Rien de plus naturel que de cesser de respirer, mais pas encore pour cette fois : ce n’est que partie remise. Personne n’a touché aux chocolats ; tout est sans : sans nom, sans vie, sans force, sans âme. Une vie sans, l’agonie ordinaire.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 98.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
France

Revoir la France.

C’est d’abord l’odeur javellisée des camionnettes qu’on dépasse. Les bâches vert Véronèse des mêmes camionnettes et la belle couleur de la publicité Olida ou Saint-Raphaël qui frappe. Ensuite c’est la largeur de la campagne. Étendue dans laquelle cet effort crispé pour l’ordonnance des maisons et des jardins – qui gêne en Suisse – n’est pas nécessaire parce que les villages – même morts, même bâclés – ne peuvent rien contre l’ordre puissant des paysages. Il y a une part de générosité dans l’anarchie, une part positive qui me frappe bien plus que la négative. Ici en tout cas. En retrouvant la France, cette France à la Courbet qui s’étend de Poligny à Dijon, les mots « suc » et « durée » me venaient sous la langue.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.

Cécile Carret, 18 juin 2012
carte

Ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude de ces restaurants dont la carte présente une variété presque infinie. Ma femme surtout. Dans l’impossibilité de goûter simultanément à tout, elle ne parvenait pas à fixer son choix, ses yeux passaient d’un coin de la carte à l’autre, reflétant l’image coloriée de plats qui s’annulaient l’un l’autre, se mouillant, elle s’absorbant dans un rêve consultatif et silencieux, pendant que le garçon irrité tapait du pied devant sa chaise, se raclait la gorge avec une impertinence de plus en plus marquée et finissait par disparaître comme si on l’avait insulté.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 18 juin 2012
déchiré

Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capables de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal, ma nature ne disposant pas d’une compréhension suffisante pour supporter l’actuel mélange ; pendant le jour, le monde visible me vient en aide, la nuit, rien ne s’oppose à ce que je sois déchiré.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 7 oct. 2012
probant

Afin de m’assurer que je ne suis pas une ombre, que ma vie n’est pas une illusion, je dresse à bâtons rompus la liste des faits et souvenirs marquants de mon existence avant d’admettre que rien de tout cela n’est aussi probant que le soupir qui conclut cette évocation.

Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 juil. 2013
réactionnaire

Ce que dit le réactionnaire n’intéresse jamais personne. Ni quand il le dit, car cela semble absurde ; ni au bout de quelques années, car cela semble évident.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite, p. 31.

David Farreny, 26 mai 2015

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