insolents

À la sortie du tournant, la chaussée disparaissait sous une couche de bouse de vache et de boue mélangées, durcies. Des rondins, des moellons, des ferrailles empiétaient sur son emprise invisible, ainsi que des chiens bruyants, jaunâtres, des chats circonspects, très vagues, des porcs insolents et libres.

Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 19.

David Farreny, 27 avr. 2002
épaisseur

Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est-à-dire chez les saints — car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement —, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 151.

David Farreny, 9 fév. 2003
emplois

Dans la débauche, je pense à l’amour. Dans la relation sentimentale, je ne peux pas oublier les voluptés de rencontre, ou de passage. Tous mes vœux sont farcis de leur contraire, mes phrases de leur négation, mes opinions de leur critique, mes livres de l’invite à ce qu’on les prenne pour l’opposé de ce qu’ils paraissent, et qu’ils ne veulent pas paraître tout à fait. Ma personne même ne se décide à être personne. Suis-je un riche châtelain avec une belle voiture, ou bien un clochard de campagne, promis à des intérieurs de terre battue, parmi des ruines béantes sans fenêtres ? Ai-je envie d’être envié, ou d’être plaint ? Désiré-je être heureux, ou bien souffrir poétiquement ? Suis-je le critique intraitable des mœurs littéraires, de mon temps, l’Alceste de la petite société des gens de plume, l’incorruptible des Lettres, ou bien le chantre de la politesse et de la courtoisie, le Philinte qui écrit des petits mots bien aimables à tous ceux de ses confrères qui lui envoient leurs livres ? Un ours, ou un chien de salon ? Un écrivain d’avant-garde, ou de ce qu’il en reste, ou un laborieux producteur de copie, qui essaie d’en tirer sa pitance ? Un homme de gauche, ou un fieffé réactionnaire ? Ai-je vraiment envie de me retirer du monde, ou bien si c’est pour qu’il insiste, afin de me serrer plus étroitement contre lui ? […] Je n’aperçois de tous côtés que des emplois. Ce n’est pas que je n’y crois pas, mais je ne parviens jamais à m’y voir tout à fait. J’ai toujours envie d’être ailleurs, ou d’être quelqu’un d’autre, dont je soupçonne qu’il pourrait être moi tout aussi bien.

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 297.

Élisabeth Mazeron, 21 nov. 2003
oxydation

— Pourriture, décomposition, dit Hans Castorp, n’est-ce pas là combustion, combinaison avec l’oxygène, autant que je sache ?

— Très juste. Oxydation.

— Et la Vie ?

— Aussi. Aussi, jeune homme. Aussi de l’oxydation.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 306.

David Farreny, 3 juin 2007
remuement

On a parfois le sentiment que le Castor entre dans l’action, l’engagement, la vie politique, avec d’autant plus d’ardeur qu’elle y trouve là une façon de n’être pas seule, de surmonter les tourments que causent le passage du temps, l’approche de la vieillesse, la peur de voir mourir Sartre. Dans la compagnie de Sartre, ou de leur amis des Temps modernes, et plus généralement, en sentant sous ses pieds le grand remuement de l’Histoire, elle prend pour quelque temps son parti de la fin qui guette toutes nos entreprises. On est là dans l’ordre des « vérités pratiques » (les vérités qui guident la « praxis »), ce qui soulage un temps de la charge d’exister et de penser l’existence. Vie politique, vie dangereuse : mais sans les méandres et les froids désespoirs de la vie affective. Car les Mémoires sont ainsi ponctués par ce rappel et cette insidieuse admonition : il faut supporter parce qu’on n’a plus assez d’énergie pour désespérer.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 467-468.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
nul

Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.

D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.

Cécile Carret, 4 mars 2010
prié

Puis je fus prié de quitter la chambre de la maternité où j’avais vu le jour et dès lors je ne fis qu’errer.

Éric Chevillard, « jeudi 4 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 juil. 2013
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
écarteler

Encore une morne journée dont on ne saura rien faire que s’écarteler entre la nostalgie et l’ambition.

Éric Chevillard, « mercredi 11 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
isolement

Quel crime faut-il commettre, déjà, pour être mis à l’isolement ?

Éric Chevillard, « mercredi 18 septembre 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

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