sosie

En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.

David Farreny, 24 mars 2002
fers

Angra-dos-Reis, Ubatuba, Parati, São Sebastião, Villa-Bella, autant de points où l’or, les diamants, les topazes et les chrysolithes extraits dans les Minas Gerais, les « mines générales » du royaume, aboutissaient après des semaines de voyage à travers la montagne, transportés à dos de mulet. Quand on cherche la trace de ces pistes au long des espigões, lignes de crêtes, on a peine à évoquer un trafic si important qu’une industrie spéciale vivait de la récupération des fers perdus en route par les bêtes.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 97.

David Farreny, 29 nov. 2003
modestie

La maman évita soigneusement le centre de Poitiers et, songeant qu’il était dans la constitution sociale et mentale de nos familles d’habiter toujours la plus navrante lisière des villes, je nous revis, quelque six ans plus tôt, parcourir dans cette même voiture les petites rues droites, grises et délabrées, toujours étrangement vides, le long des maisons étroites dénuées de balcons, de volets ou de pensées aux rebords de leurs fenêtres, les rues silencieuses, consternées, des faubourgs de Poitiers, jusqu’à la maison de la maman, avec son crépi gris, abrutie de torpeur et de modestie.

Marie NDiaye, La sorcière, Minuit, p. 103.

David Farreny, 13 mars 2005
ut

Il chercha un mouchoir dans les nombreux plis de ses ornements et se moucha dans un ut d’orgue grave et respectueux avant de commencer : « Prions pour M. Anton von Wick, conseiller impérial, qui s’est endormi dans la paix du Seigneur. Seigneur, sois miséricordieux envers ton fidèle serviteur Antonius… »

Au premier banc se leva M. Stanislas von Wick, frère du « fidèle serviteur Antonius » disparu huit ans auparavant, et l’émotion passa de son nez dans son mouchoir.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 11.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
voir

Mercredi – Pour réussir à voir ce que cache cette fenêtre, il faudrait allonger le cou et contourner le métro d’en face, sauter par-dessus la rambarde et attendre le moment où le soleil entrera dans la chambre. S’il arrive.

Jeudi – De la voiture encore, à la même heure mais sur un trajet différent. Tout voir brusquement à ras de terre, l’Art nouveau, la dentelle aux rideaux, les rideaux de fer et les Buttes-Chaumont (un crâne d’herbe).

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
silence

Ils bavardent un moment, mais le silence s’installe car ils ne trouvent plus rien à dire. Malgré son envie de caler ses pieds sur le tableau de bord pendant qu’elle conduit, Guthrie les garde sur le plancher et fume des cigarettes, baisse la vitre, en espérant que la brise dissipera sa nervosité. Puis le silence change comme il le fait quelquefois, et ils sont très bien sans parler. Ils regardent juste les panneaux et les hautes tiges de maïs qui oscillent de chaque côté de la route, l’éclat du soleil blanc sur le capot.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 104.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
être

— Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui me manque.

— Tout cela n’est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encore maintenant que je puis vous être utile qu’aux jours de votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
or

Pendant qu’ils buvaient, il raconta : « Il y a peu, j’attendais de la visite. Lorsque j’allai ouvrir, je vis immédiatement que le visiteur dégoulinait de pluie de la tête aux pieds. Or, je venais de nettoyer tout l’appartement ! Pendant que je l’invitais à entrer et lui serrais la main, je remarquai que j’étais moi debout sur l’essuie-pieds en train de me nettoyer les souliers avec la plus grande énergie comme si c’était moi le visiteur mouillé. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 77.

Cécile Carret, 30 juin 2013
ténia

La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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