arête

Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l’empreinte simiesque d’un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.

On lui objecte alors, plus sérieusement, qu’il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l’assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d’obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l’encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.

D’abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l’extrait par la bouche — tout se tient : la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter — mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l’estomac simplificateur son cerveau compliqué, n’a plus qu’à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d’homme mort.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, pp. 113-114.

David Farreny, 7 sept. 2002
capillarité

Autour d’une maison, l’eau ne songe qu’à défier les lois de la gravité : elle veut monter.

Pour ce faire, tous les moyens sont bons.

Le meilleur, c’est la capillarité.

L’eau venue des drains bouchés goutte du sommet des murs.

Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 57.

Guillaume Colnot, 9 nov. 2002
ombre

Que la fenêtre donnait sur la rue, si peu. Parce qu’au bout du couloir il y avait bien une porte, qui donnait sur la rue, et qui maintenant est l’entrée principale du cabinet médical. Mais nous on ne s’en servait pas, on passait par le jardin, et la cuisine. Dans le couloir il y avait quoi ? Je n’en sais plus rien. J’y verrais bien une machine à coudre Singer, ancien modèle à pédalier, avec son couvercle, mais peut-être j’invente. J’ai souvenir de cette ombre, je dois faire avec l’ombre.

François Bon, Mécanique, Verdier, pp. 36-37.

David Farreny, 5 sept. 2004
sauf

Le public, au fond, c’est comme le peuple dans la démocratie, un « grand animal » difficile à manœuvrer ; il faut s’y prendre tantôt par la ruse, tantôt par la force ; exercer sur lui ce que la vieille rhétorique appelait captation benevolentiae, « l’effort pour se concilier la bienveillance ». Le Castor y répugne, par droiture, par honnêteté, et aussi parce que sa conviction profonde est que la vérité n’a pas à être acceptée ou refusée : la vérité s’impose d’elle-même, et impose par sa nature propre l’adhésion — sauf évidemment à ceux qui sont de « mauvaise volonté » ou de « mauvaise foi ».

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 484.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
complexité

On pense toujours à la complexité comme à quelque chose en plus, il me semble : un supplément de complication, d’intrication, de simultanéité, de densité. Il serait intéressant d’y penser aussi comme à quelque chose en moins, ou plus exactement qui procéderait du moins, de la perte, de l’oubli, de la confusion, de la fatigue, du grand âge, de la sénilité. Il y a toujours eu chez moi, and with good reason, cette conviction que l’intelligence, et d’abord la mienne, bien entendu, était incommensurable à l’intelligible, au connaissable, à l’aimable, au visible. De temps en temps j’ai deux ou trois idées claires, qui brillent un laps. Et puis ce qui les reliait s’efface — peut-être n’étaient-elles, d’ailleurs, que ce qui les reliait, cet enchaînement qui se délite. Les noms se dérobent, les souvenirs s’offusquent, les attaches entre les objets se rompent. Il me semble qu’on pourrait faire une œuvre à partir, non pas de la maladie d’Alzheimer, mais de l’état d’un malade atteint de la maladie d’Alzheimer, qui n’est jamais qu’une aggravation de notre condition à tous, de notre inadéquation fondamentale, ontologique pour le coup, à l’énormité du monde sensible. Une telle œuvre serait une perpétuelle recherche des passages. Mais le soupçon me vient que peut-être je l’ai déjà écrite, en grande partie.

Renaud Camus, « jeudi 11 juin 2009 », Kråkmo. Journal 2009, Fayard, p. 277.

David Farreny, 14 déc. 2010
croûte

Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulation fiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricable de silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélange compliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissante qui, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par le tourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui, comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée à chaque instant.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 33.

David Farreny, 17 mars 2011

Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser.

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, p. 13.

David Farreny, 19 nov. 2012
datées

Soutenir la thèse que toutes les valeurs de la gauche n’apparaissent encore vivantes qu’en tant qu’elles ne sont pas datées, que leur âge — dix-neuvième — n’est pas révélé. S’il l’est, alors brusquement la pensée de gauche apparaît comme ce qu’elle est, c’est-à-dire conservatrice.

Philippe Muray, « 26 juillet 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 189.

David Farreny, 2 mars 2015
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024
valeurs

L’optimisme moral a fait faillite dans les années quatre-vingt dans sa version gauchiste seulement. Il s’est ressaisi au cours de la décennie suivante et poursuit à présent son offensive sous le nom d’« éthique ». Parti, comme il se doit, des universités, il a gagné tous les secteurs de la vie sociale. Ainsi, j’appelle « gnangnan » ces discours édifiants et lénifiants censés redresser le moral des foules et que tiennent en toute occasion un syndicaliste ou un journaliste, un ministre ou un sportif, un évêque ou une chanteuse, un philosophe ou un comique, et auxquels les maîtres mots de « tolérance », de « respect », de « partage », scandés sur le mode incantatoire, donnent un certificat de moralité. Même le voyou de banlieue prompt à hurler qu’il a « la haine » finit par lâcher avec des trémolos dans la voix que « les hommes doivent s’enrichir de leurs différences » – sans s’aviser que ce fut la devise même des esclavagistes. On ne se mobilise plus pour des idées, mais pour des « valeurs » ; on ne lutte plus pour le peuple, mais pour les « vraies gens » qui ont de « vrais problèmes » dans leur « vraie vie ». L’heure est à l’« engagement citoyen » – conçu sur le modèle associatif, ou, plus glamour, sur celui des sauveurs sans frontières – au service d’une société plus « solidaire ». […] Hier encore, les projecteurs éclairaient l’intellectuel qui faisait figure de Conscience ; ils éclairent à présent la Conscience qui fait figure d’Intellectuel – preuve qu’il n’y eut jamais de meilleur combustible pour enflammer les Lumières que la mélasse des bons sentiments – et preuve, surtout, que de plus en plus de gens vivent, sans que nul s’en émeuve, en dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique.

Frédéric Schiffter, « Sur le gnangnan », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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