Les crêtes, les ravins, les fronces de la zone métamorphique, l’eau glacée qui sourd, les étangs de plomb, les tourbières, la clarté louche que filtre le taillis, les rampes bossuées dissuadent d’aller.
Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 16.
La flottaison colossale du massif cristallin a froissé les lisières de la plaine. Des grands cataclysmes des temps géologiques, il est resté la houle figée, profonde, où nous nous sommes découverts naufragés. Si l’intuition de l’espace est inséparable de l’ancrage corporel, alors il était inévitable que nous ayons perçu le monde, la réalité, dans le détail et dans les grandes masses, comme opposition, contrariété. La terre, sur cent kilomètres de profondeur, est oblique, renfrognée. On est continuellement à gravir ou à dévaler des pentes. On ne voit jamais loin. Toujours quelque versant, le même, dirait-on, revient barrer la perspective. Un démiurge bâcleur a déversé en tas les matériaux — les pierres, les arbres, les animaux — puis délaissé le chantier, sous un prétexte. Il n’est toujours pas rentré.
Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 9.
Les absentes sont toujours là. Les grandes absentes sont de jour en jour plus hautes et l’ombre qu’elles portent plus opaque. Ce qui a été perdu a toujours raison.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 150.
Rester debout n’était plus, pour elle, de ces choses qu’on peut faire sans y songer et dont l’importance ne se révèle qu’à l’instant où elles nous sont irrémédiablement ravies. Le fond, de proche en proche, lorsqu’il est venu, n’est peut-être pas aussi terrible puisqu’on a dépouillé la station debout, la faculté d’aller, celle de comprendre si tant est qu’on ait jamais compris ou qu’il y ait à comprendre. Il reste si peu de choses que tout ce qu’on est encore susceptible de concevoir et de vouloir, c’est de devenir véritablement rien.
Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 88.
Partout, les hommes, s’ils veulent vivre, doivent croire la vie précieuse et belle, et, ce faisant, ils se fâchent contre celui qui se permet d’en juger autrement.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 233.
Fini de rire
le temps ne nous ratera pas
la cible
est bien trop grosse
Le givre a pris place
sous le ciel étoilé
il a tout cadenassé
l’air gît pétrifié dans les poumons
l’homme en pyjama appelle
vainement dans la nuit
une bête domestique
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Au-delà de toute rougeur, ses mots étaient une honte pure, comme la marque fraîche qui brûlait dans le froid. « Que font-ils du corps ? » repris-je, dans la même exaltation. Elle hésita, la voix aiguë jaillit et se brisa net, sa bouche était sèche ; et dans un souffle, baissant les yeux : « Je suppose qu’ils le donnent aux chiens. » Le morceau de viande se déchira, ses mains se raidirent dans la poche du carrick, elle frémit. Son menton tremblait.
Elle redevint la femme qui vendait des Marlboro au jeune instituteur et faisait comme elle pouvait sa vie à Castelnau. Elle existait. La grande callipyge est une pauvre femme.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
On diffère à un autre titre des montagnes ou des grains de poussière. Un grain de poussière qui atteindrait aux dimensions d’une montagne puis finirait par occuper la totalité de l’univers serait vraiment la seule chose. Alors que revêtu de l’ensemble des emblèmes de la puissance, couvert d’or, brillant d’un éclat tel qu’on en plisse les paupières, un type sera tenu de laisser subsister un espace de la taille d’un grain de poussière pour s’étendre et rayonner. Il aura besoin d’un autre type se regardant lui-même comme une tête d’épingle ou une miette de rien du tout pour fournir l’assurance qu’il est bien le seul. On acceptera la petite quantité de rien du tout qu’il est obligé de laisser subsister à l’extrême bord de son empire.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 28.
Il n’en est pas de même pour mon compagnon de cellule, c’est un homme inflexible, un ancien capitaine. Je peux parfaitement me représenter sa disposition d’esprit. Il pense que sa situation ressemble à peu près à celle d’un explorateur polaire qui est pris sans espoir quelque part dans les glaces, mais qui sera certainement sauvé, ou plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on l’apprend en relisant l’histoire des expéditions polaires. Et il s’ensuit le dilemme suivant : le fait qu’il sera sauvé est pour lui indubitablement indépendant de sa volonté, il sera sauvé tout simplement par le poids de sa personnalité triomphante, mais doit-il le désirer ? Qu’il souhaite ou non quelque chose, cela ne changera rien, il sera sauvé, mais reste à savoir s’il doit encore le souhaiter. C’est de cette question en apparence tellement étrangère au fond qu’il s’occupe, il la médite, il me l’expose, nous en discutons. Il ne comprend pas que cette manière de poser le problème scelle définitivement son destin.
Franz Kafka, « Pour dire la vérité… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 608-609.
Sublime abstraction du paysage.
COURTENAY — AUXERRE NORD.
Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. « C’est une bonne voiture », me dit-elle.
Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange ; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La « raie jaune du sodium », prétend Béatrice.
Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.
Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 61.
Nombreux sont les poètes qui appellent « poésie » une simple forme d’irresponsabilité intellectuelle.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies successives à un texte implicite, p. 167.
Je ne sais pas ce que me réserve demain ; mais pour après-demain, il n’y a vraiment aucun suspense.
Éric Chevillard, « lundi 23 mai 2022 », L’autofictif. 🔗