scories

Cycle des scories, le dernier : le nôtre, le gauchisme.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 44.

David Farreny, 1er janv. 2006
finis

De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus d’absence, plus de rien modelé par la bruyère, velouté par la lumière, malaxé par les ciels, moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire : grands pans de soleil en oblique sur des brumes errantes, blocs de charbon suspendus, sables roses comme des chairs de femme — on a rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini, ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à rendre, de nuit qui vient : quand bien même on y consacrerait sa vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face à ce vide adorable, terrible et toujours dérobé, auquel nous sommes aussi peu commensurables qu’à l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sûr, on peut tricher, on peut aller de l’autre côté, en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien) ou même en avion : on sait bien qu’on n’aura rien étreint, rien possédé, rien aimé, rien vu ; qu’un nuage qui passe fait de cette lande un autre monde.

Renaud Camus, « dimanche 3 août 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, pp. 441-442.

David Farreny, 7 mai 2006
concomitance

Ils se grattèrent le front à la naissance des cheveux au même moment mais sans concertation ; un soudain et commun besoin de montrer qu’ils réfléchissaient. La concomitance du geste suggérait un acte chorégraphique qui sapa l’idée même d’une réflexion, fit d’eux des singes devant une conque.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 111.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
neuve

« Tout a une fin », j’entends cette sentence éculée sur le trottoir devant la boulangerie ; elle entre en moi neuve et scintillante comme une épée.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 26.

David Farreny, 27 juin 2010
savait

On souhaite, avec son esprit, mourir et, avec son corps, vivre ; le corps est idiot ; on le savait.

Paul Morand, « 28 juillet 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 298.

David Farreny, 26 août 2010
métamorphoses

Scheidman ne profitait pas de la situation. Son organisme avait subi des métamorphoses qui auraient compliqué une course éperdue. Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons. Vu de loin, Scheidman s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
même

Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.

Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.

C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
il

Aujourd’hui, il sort de la forêt de bon matin, un blaireau sur l’épaule. Il descend vers Rouen. Dans la rue, les gens se retournent sur lui : c’est un colosse, un géant. Sous sa tignasse gris-jaune, sourit une tête d’enfant à la peau bien lisse. Ses jambes sont longues et minces, il a des fesses de danseuse et le torse court, étroit et incroyablement épais. Le plus étrange chez lui, ce sont ses mains, qui au bout de jambons démesurés sont d’une telle finesse qu’elles semblent conçues pour de la dentelle. Il avance en chaloupant, et il pue.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 25.

Cécile Carret, 9 mars 2012
inexpérience

Il trouvait distingués la réserve et le dédain budapestois. […] Parfois cependant ils semblaient froids, et même sans cœur. Par exemple, personne ne lui demanda ce que tout le monde chez lui, à commencer par le préfet, lui aurait demandé, même quelqu’un qu’il ne connaissait que de vue : « Alors, mon cher Kornél, n’est-ce pas que Budapest est magnifique ? N’est-ce pas que le Danube est grand ? N’est-ce pas que le mont Gellért est haut ? » Et puis, on ne regardait même pas son visage ouvert, en quête d’affection, ce visage qu’au début – les premières heures – il levait vers chacun avec une confiance si illimitée que certains esquissaient un sourire involontaire, et riaient dans son dos d’un air complice à la vue de tant d’inexpérience et de jeunesse, jusqu’à ce que – quelques heures plus tard – il ait appris qu’il devait fermer son visage, s’il ne voulait pas se ridiculiser. Ici s’achevaient ce monde vaste et bienveillant, cette existence doucereuse de poupon, ce jeu de dînette auxquels il avait été habitué en province. Quelque chose de tout à fait autre commençait ici. Plus et moins à la fois.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 39.

Cécile Carret, 26 août 2012
lettre

[…] l’enfant se lut la lettre à lui-même à mi-voix : « Cher Stéphane, hier je t’ai vu revenir de l’école. J’étais dans une file de voitures et je ne pouvais pas stopper. Tu étais en train de serrer la tête de ton gros ami sous ton bras. » À cet endroit l’enfant qui lisait se mit à sourire. « J’aimerais te voir bientôt et – ici l’enfant qui lisait fronça les sourcils – et te renifler… »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 90.

Cécile Carret, 30 juin 2013
sexe

Attraction, pulsions, frictions, érections, tout cela se passait dans la nuit du corps, et sans trop qu’on y prît part.

Comment ces chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations qui évoquaient dans leur consistance et dans leurs couleurs une classe de mollusques, la sixième, qui eût échappé à la curiosité du capitaine Nemo, dans leur texture et dans leur symétrie, remontant peu à peu le cours des espèces, huîtres, coquillages, méduses, jusqu’aux espèces les plus anciennes, « littorines, turitelles, janthines, ovules, volutes… », et qui finalement proposaient à la caresse de la main, toujours surprenante, cette boule de poils soyeux comme un sporran qui semblait provenir, lui, d’un autre embranchement du règne animal, des mammifères sans doute, les plus récents dans l’évolution, comme née du devoir différé de dissimuler toutes ces peaux primitives et mal cousues, ou bien de la nécessité de protéger la masse viscérale et molle du sexe, comme une coquille protège un mollusque — si bien que les expressions populaires et même assez vulgaire de « moule » et de « chatte » résumaient assez bien le début et le terme de la phylogénèse de cet étrange organe, d’un côté le crustacé, le bivalve, l’huître en cela qu’elle perlait elle aussi, qu’elle sécrétait des perles d’eau, qu’elle en conservait même une, polie, nacrée, élastique et cachée sous la jointure des lèvres supérieures — de l’autre le petit félin domestique —, comment donc, pour couper court à ma rêverie mais surtout pour mettre fin à ma dévoration visuelle, à chercher jusqu’au fond du conduit couleur sang, capitonné, ondulant et annelé, l’origine de la vie —, je remontais jusqu’à vouloir discerner la cellule primitive, à la façon dont, à l’autre bout de l’échelle, l’astronome repère, au fond de l’infini, le point zéro du temps —, pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire et le foyer de ce feu formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on osait appeler, non sans orgueil, notre culture ?

Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.

Guillaume Colnot, 20 juin 2016

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