Quoiqu’ils fussent insectes et non hommes, ils jugèrent tout de suite que je ne pouvais rester seul et m’offrirent une chenille à ma taille avec qui je pusse passer la nuit.
Inattendu certes, des chenilles femelles, mais tout était inattendu.
Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles orangées, mais froides et poilues.
Fasciné, je contemplais la procession ondulante et perverse des chairs dodues, progressant souverainement vers moi, reine et caravane.
Monstrueuse compagnie.
Cependant lorsqu’elle fut proche à me toucher, l’esprit comme de celui qui va à la guillotine, mais corps consentant, gagné, haletant, je m’abandonnai.
Ce fut ensuite une vingtaine de centres musculeux et avides faisant le siège de mon être débordé.
Orage, long orage, cette nuit.
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 510.
Nous avions toujours su qu’il ne s’agirait que d’une bande d’herbe mouillée longeant une route de campagne, et que ce serait à la fin du voyage ce doigt tendu avec obstination vers les graminées fauchées dont la verdeur elle-même nous a fait mal. Déjà, rien ne s’était produit ici, et sans le secours de ce doigt d’un paysan qui nous présentait le tournant, nous ne saurions pas où il est mort. Nous dirions qu’il est mort à l’entrée de Meursac, tout en sachant qu’on ne meurt pas à l’entrée d’un village. On meurt dans la surface précise de sa taille exacte, et ce n’est jamais l’entrée d’un village.
Bernard Lamarche-Vadel, Vétérinaires, Gallimard, p. 80.
Je commence à trouver suspects bon nombre de nos jeunes.
Emil Cioran, « Les limites de la mobilité intérieure », Solitude et destin, Gallimard, p. 241.
Et je contemple les plans de certaines villes de second rang,
Et leur description succincte, je la médite.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 72.
On n’a jamais retiré un cadavre de l’Amazone.
On n’a jamais trouvé un cadavre dans l’Amazone.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 228.
Ce bâton en travers d’épaules me parut propre à d’autres proies : j’y crus voir garrotté sous des nylons froids que la posture troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette garce. Je courais tout à fait, j’en avais le prétexte ; des joncs se brisaient sous mes pieds ; l’air à mes oreilles m’étourdissait ; sortie du bois par une sente infime, toute droite et peut-être effrayante comme Ysengrin le connétable, âpre comme sa louve, elle était là à deux pas de moi debout, telle qu’en courant j’aurais pu la heurter. Elle me parut géante. Je m’arrêtai court.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
Certaines idées ou personnes pour lesquelles on se serait fait tuer semblent, avec le recul, aussi dérisoires qu’une encoche d’ombre un jour de grand soleil. Le cœur pèse alors si lourd dans la poitrine qu’on se retient de se juger.
Michel Monnereau, Carnets de déroute, p. 157.
En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.
Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.
Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.
Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗
Dans le sommeil, on ne sait où,
le soleil tourne dans un trou.
Soleil cuis-moi, mûris ma chair comme un concombre,
j’ai renoncé tu sais, j’ai accroché mon ombre,
la mer peut désormais s’en aller
toute seule.
Je te hais, te caresse et te vomis angoisse,
la terre reste mais l’eau passe, valse,
porté au plus haut de la houle
je crie : quelle vague me roule ?
Je ne sais pas la route, il n’y a pas de route —
pourquoi me suis-je donc confié à la mer ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 57-58.
Le châtiment de celui qui se cherche est qu’il se trouve.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite (2), p. 68.
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.