rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
désœuvrement

Les champions de l’art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d’être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu’ils riaient de Manet ou de Cézanne, et s’opposaient à l’érection du Balzac de Rodin. Ils n’ont fait que poursuivre une opération de chantage et d’intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d’autrefois (de l’époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s’ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c’est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l’émancipation, c’est que ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l’art contemporain mènent une nouvelle guerre de l’opium pour faire accepter comme œuvres d’art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s’intitulent artistes que par désœuvrement.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 75-76.

David Farreny, 19 janv. 2008
gravifique

On n’est pas fait pour les dévers. On n’a pas l’organisation penchée qui permettrait de compenser la fuite du sol, l’allure dissymétrique du dahu. Lorsqu’on ne s’échine pas à surmonter la limitation que la hauteur a partout dressée, c’est en bas, dans la combe, qu’on a sa place naturelle. Tout y ramène, le relief et la vertu gravifique, l’espace plus ou moins découvert, l’eau, la lumière qu’on trouve à l’état pur, et non pas en décoction, pleines d’ombre et de terre, d’herbe et de branchages. C’est dans la verticale que s’inscrit l’axe directeur de l’expérience, en bas que se concentrent ses occasions et ses objets, qu’elle a son penchant.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
intérêt

Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.

David Farreny, 5 juil. 2009
fantaisie

Déjeuné à Pietro Ligure, par temps superbe, dans un château fort énorme, en ruine, du XVIe. Bœuf parfait. Rentré par l’autoroute à 140, perforant les tunnels à 100 ; me sentant comme balle dans un canon de fusil.

Ce qui tuera le communisme, c’est l’absence de fantaisie.

Paul Morand, « 26 avril 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 505.

David Farreny, 2 sept. 2010
gutta-percha

Il y a de la gutta-percha, de la gomme et du caoutchouc dans le kangourou, en fait de muscles et de tendons, et c’est ce K qui les lui injecte par saccades.

Le langage est performatif : le kangourou en est la preuve vivante. Sans doute avons-nous raté d’ailleurs une bonne occasion de rigolade, elles ne sont pas si nombreuses, et il est pour cela bien regrettable que l’idée ne nous soit pas venue de nommer plutôt kangourou l’hippopotame. Comme il eût été divertissant, en effet, de voir ce lourd pachyderme effectuer des bonds de trois mètres de haut et douze mètres de long ! Chose d’autant plus risible qu’il lui eût fallu pour cela s’arracher aux eaux où il s’immerge jusqu’aux narines ou aux berges boueuses où il paresse – que d’éclaboussures et de splach… !

Du burlesque pur.

Mais nous ne savons pas rire. Nous avons donné des noms aux êtres et aux choses de ce monde pour les asservir.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
ramonées

Treizième arrondissement, derrière le boulevard de la Gare. Tours neuves des « résidences », enfoncées une à une dans la glaise comme les pieux d’un barrage, grues, fouilles, terrassements qui tranchent par un côté comme un massicot une colline d’une quinzaine de mètres. Tout ce dévalement morne et disgracié de la Butte-aux-Cailles vers la Seine, au-delà du vaste enclos bâti de la Salpêtrière — bizarre fief onomastique de Jeanne d’Arc : rue Lahire, rue Dunois, rue Xaintrailles, rue Richemont, rues de Reims, de Domrémy, de Patay (Gilles de Rais n’a pas la sienne) coupé en son milieu par l’énigmatique rue du Château-des-Rentiers — tout ce quartier bouleversé, éventré, rasé, hérissé de donjons de béton, évoque aujourd’hui São Paulo plus que Lutèce ; quelques fragments de sordides petites rues jamais ramonées débouchent, tranchées net comme les tronçons d’une tuyauterie oxydée, sur les terre-pleins boueux où champignonnent les casques jaunes. Aucun quartier de Paris ne connaît une mutation aussi brutale, aussi massive : c’est ici de la chirurgie lourde de greffe d’organes à côté des implants et des inlets d’une délicate prothèse dentaire.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 2-3.

David Farreny, 18 oct. 2014
mésaventure

Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.

David Farreny, 7 mars 2024
cabotins

Par un travail inconscient de déguisement que les contraintes de la civilisation imposent à l’amour-propre, les instincts asociaux comme les inclinations les plus basses s’expriment sous les dehors de conduites morales. On nomme avec candeur « bravoure militaire » le déchaînement de tendances meurtrières, « fidélité conjugale » la peur de tromper son conjoint, « indulgence » une incapacité de se venger, « générosité » un moyen de se faire aimer, « humilité » le désir pusillanime de ne pas susciter la jalousie. Rappelant que « nous avons tous assez de courage pour supporter les maux d’autrui », La Rochefoucauld décèlerait dans l’engagement des bénévoles des Restos du cœur et des compagnons d’Emmaüs, ou dans le sacerdoce infirmier des religieuses du tiers-monde, le besoin de jouir d’un ascendant moral sur les miséreux. Coluche, l’abbé Pierre et mère Teresa lui feraient l’effet de cabotins avides de popularité ayant opté pour les carrières de l’altruisme et de la sainteté.

Frédéric Schiffter, « Le plaisir de rabaisser (Sur La Rochefoucauld) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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