membranes

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse, jette, l’œil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l’espace ; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle et courbe la tête : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la conscience. Alors, il s’élance de la maison, avec la vitesse d’un fou, prend la première direction qui s’offre à sa stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 658.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
coule

Par moments, des milliers de petites tiges ambulacraires d’une astérie gigantesque se fixaient sur moi si intimement que je ne pouvais savoir si c’était elle qui devenait moi, ou moi qui étais devenu elle. Je me serrais, je me rendais étanche et contracté, mais tout ce qui se contracte ici promptement doit se relâcher, l’ennemi même se dissout comme sel dans l’eau, et de nouveau j’étais navigation, navigation avant tout, brillant d’un feu pur et blanc, répondant à mille cascades, à fosses écumantes et à ravinements virevoltants, qui me pliaient et me plissaient au passage. Qui coule ne peut habiter.

Le ruissellement qui en ce jour extraordinaire passa par moi était quelque chose de si immense, inoubliable, unique que je pensais, que je ne cessais de penser : « Une montagne malgré son inintelligence, une montagne avec ses cascades, ses ravins, ses pentes de ruissellements serait dans l’état où je me trouve, plus capable de me comprendre qu’un homme… »

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 650.

David Farreny, 24 août 2003
dispersion

Les matinées de travail, les seules bonnes, qui me laissent apaisé, justifié, peuvent avoir, elles aussi, un goût amer lorsque je n’ai pas réussi à dire simplement ce qui nous hante, dans l’ombre, à vaincre l’imperfection de la vie, son trouble, sa dispersion, son inertie, l’inconstance, l’inconscience où se passent nos jours. C’est à ça que ça sert, écrire, à comprendre, à tout le moins, pourquoi ce que nous voulions et qui fut empêché, perdu, saccagé, n’a pu aboutir. Je reprendrai mercredi.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 janvier 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 256.

David Farreny, 20 nov. 2007
gauche

Le discours de gauche, qui rassasie quotidiennement une immense population où, pour m’exprimer comme un sociologue, se retrouvent pêle-mêle classes moyennes et supérieures, électorat jeune, néo-bourgeois, artiste, secteur associatif, etc., c’est-à-dire 90 % de la population, est un discours sans alternative. Concernant l’éloge du Moderne tel qu’il avance, un autre monde n’est pas possible que le sien. C’est donc à mes yeux un ennemi aussi consistant que dominant et, comme tel, le seul auquel il soit intéressant de s’affronter.

Philippe Muray, entretien paru dans la revue « Médias », numéro 8.

David Farreny, 23 janv. 2008
illimitée

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
lieu

La difficulté, que je pouvais pressentir, mais qui a surgi d’un coup avec une force renversante, poignante, c’est le sentiment de solitude absolue. J’ai beau me raisonner, me rappeler tous les propos que j’ai pu tenir aux uns et aux autres sur le plaisir réel que j’éprouvais à me sentir seul, je dois bien me rendre à l’évidence du mouvement de panique qui m’a traversé le corps, lundi soir, quand j’ai compris que je n’avais plus de lieu auquel me raccrocher, que j’avais rompu les amarres et ne pouvais en parler à personne, que je dérivais au hasard, balloté par des courants inconnus, entre livres d’occasion et objets perdus. La perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul. Mardi et mercredi, j’ai eu des comportements erratiques. Mardi, j’ai couru place Saint-Sulpice voir les anciens collègues.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
sien

Mon père était grand et raide. Le front large, les yeux perçants, il impressionnait. Quelle que soit la saison (avant 1975, bien sûr, je parle de l’ancien régime), il portait une chemise blanche, des boutons de manchette, une cravate et un costume croisé, de rigueur dans les ministères. Sa langue de travail était restée le français.

Il fumait beaucoup et j’aimais lui apporter son étui de métal. J’allumais sa dernière cigarette de la journée. Je garde cette image de lui, pensif. Ma mère lit un journal à ses côtés, perdue dans les volutes.

Parfois, il venait me chercher à l’école. Il discutait avec le directeur. Je me tenais à distance, un peu effrayé par ces hommes sérieux qui semblaient avoir tant à se dire. Il arrivait qu’il assiste à mes entraînements de taekwondo. Il s’adossait à un arbre, silencieux, attentif – les yeux mi-clos. J’étais fier de lui. Fier de sa présence, fier de son regard. Il me souriait, avant de disparaître.

Il était né dans une famille de paysans qui survivait à la frontière vietnamienne, dans les années 1920. Ils étaient neuf ou dix enfants. Tout est incertain dans la terre grasse des rizières, où les os blanchissent en une saison. Pour ces paysans, pas d’état civil, pas d’histoire, mais le décompte des heures et des bêtes.

Mon père a eu un destin à part : son propre père l’a choisi pour être éduqué. Pourquoi lui plutôt qu’un autre, c’est une énigme. Ses frères et sœurs étaient aux champs, à repiquer le riz ou à garder les troupeaux. Lui était à l’école à Phnom Penh. Il ne m’a jamais parlé de cette époque, mais il a dû se sentir heureux et bien seul, dans la capitale où les élèves riaient de ses pauvres vêtements.

Il est devenu instituteur, puis inspecteur d’école primaire, puis chef de cabinet au ministère, pendant près de dix ans. Il lisait beaucoup, des journaux, des revues, des livres. Sans parler des dossiers innombrables qu’on venait lui faire signer jusqu’à la maison, tard le soir. Il aimait discuter et réfléchir. Je sais qu’il aurait voulu progresser davantage dans la connaissance. Pas facile quand on a été un petit paysan de la frontière, et qu’on a soi-même neuf enfants.

L’enseignement était son combat. Il admirait Jules Ferry et l’école publique française. Il avait une idée fixe : pas de développement économique et social sans éducation. Il n’en démordait pas. Il était pur, jusqu’à la naïveté.

À sa façon, mon père avait réussi, mais la vie matérielle ne l’intéressait pas. Des tiges d’acier dépassaient des pilotis et du toit de la maison. Il s’en moquait, vivant pour son métier. Très vite, sous les Khmers rouges, il n’a plus eu le droit de porter de lunettes. Alors l’éducation n’a plus compté que dans la propagande. Alors ce monde n’a plus été le sien.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 79.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
décrire

L’énorme bureau familier, des stylos, la machine à écrire à même le sol, une jatte en verre mauve dans l’eau de laquelle des mégots de cigarettes immergés flottent comme des cadavres et, sur les feuilles manuscrites éparpillées, toutes sortes de gribouillis incompréhensibles, du genre : « Ici, atténuer sans faute ! » « La lanterne obscure de l’hiver… » « G. est pâle, mais éviter de le décrire, le suggérer seulement… »

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
première

C’était la première fois, a-t-elle livré, qu’elle était avec quelqu’un qui n’avait pas déjà une vie derrière lui, quelqu’un qui n’était pas avec quelqu’un d’autre en même temps.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 117.

Cécile Carret, 19 mars 2014
ennui

Un philosophe d’occasion, un esthète épuisé, un frondeur abattu, une marquise cafardeuse, un aventurier sans cause, un métaphysicien insomniaque, un nihiliste apocalyptique, un réactionnaire à vif, un anarchiste sentimental, un adepte du suicide non pratiquant, les figures que j’évoque ici forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps. D’un scepticisme à la fois féroce et poli, ils démystifient les doctrines qui prônent un illusoire art de vivre. Ils rappellent que la vie n’a rien d’un art mais d’une douleur continue interrompue par quelques moments de rémission, que nous ne choisissons pas de naître puis de vivre comme nous vivons ou comme nous souhaiterions vivre, que nous n’avons pas la moindre emprise sur nos passions, que nous ne changeons pas mais que nous aggravons notre cas.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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