Möbius

En tout cela, les êtres de notre temps ne font que voyager sur une interminable bande de Möbius libertaire-répressive, dépourvue d’envers et d’endroit, et dont ils ne voient pas qu’ils arpentent la totalité tortueuse sans jamais changer de face.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 509.

David Farreny, 22 mars 2002
pléonasme

« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).

Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.

David Farreny, 22 mars 2002
gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
mobiles

Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
personnage

Le danger, avec nous autres hommes, c’est que, lorsque nous croyons analyser notre caractère, nous créons en réalité de toutes pièces un personnage de roman, auquel nous ne donnons pas même nos véritables inclinations. Nous lui choisissons pour nom le pronom singulier de la première personne, et nous croyons à son existence aussi fermement qu’à la nôtre propre. C’est ainsi que les prétendus romans de Richardson sont en réalité des confessions déguisées, tandis que les Confessions de Rousseau sont un roman déguisé. Les femmes, je crois, ne se dupent pas ainsi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
douceur

Je connaissais enfin une nouvelle espèce d’amitié, qui n’est point basée sur des goûts communs, et une espèce de passion de laquelle le désir n’est qu’un des éléments. Un sentiment non explicable en mots humains, et que je m’apprêtais en vain à traduire en un poème. Je commençais :

Tais-toi. N’explique rien : Tais-toi…

J’ai suivi le conseil… J’ai connu l’irrésistible puissance de la douceur… Et j’ai appris à manger les oranges d’une certaine façon…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 295.

David Farreny, 24 avr. 2007
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
résonance

Claudette, qui travaillait au laboratoire où elle avait table, crayon et papier, entreprend de réécrire Le malade imaginaire, de mémoire. Le premier acte achevé, les répétitions commencent.

J’écris cela comme si ça avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c’est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d’une journée. […] L’émulation jouait aussi, et la fierté. Il s’agissait de montrer aux Polonaises, avec qui nous étions, et qui chantaient si bien, de quoi nous étions capables.

Chaque soir, battant la semelle et battant des bras – c’était en décembre – nous répétions. Dans l’obscurité, une intonation juste prenait une étrange résonance.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
boue

Je n’ai jamais pu comprendre comment l’égalité pouvait bien être compatible avec la morale. Dès lors que c’est de morale qu’il s’agit, et d’esthétique a fortiori — or ce sont là des champs qui constituent une proportion énorme du territoire de la pensée… —, l’égalité est absolument dépourvue de pertinence. Son domaine est purement politique. Elle est une invention toute politique, un défi intellectuel à l’observation et à la nature, une élaboration conceptuelle, très respectable, à ce titre, certes, un procédé, on serait tenté de dire un truc, pour avoir la paix. En tant que telle elle est d’ailleurs assez peu efficace, et son coût ontologique, dont la facture est présentée à l’humanité avec de plus en plus d’insistance, pourrait bien être supérieur à ses avantages pratiques, stratégiques, médiatiques.

Justement, pour parer à ses déficiences et la protéger des critiques philosophiques, ou tout simplement logiques, ses défenseurs la parent d’un socle ontologique, religieux ou métaphysique : les hommes, quels que soient leurs accomplissements, leur intelligence, leur droiture, leur élévation spirituelle (et bien entendu leur beauté, leur force, leur séduction, leur puissance, leur situation dans la vie), seraient égaux fondamentalement. Mais comment ne pas voir que ce fondement procède d’une conception du monde aussi archaïque que possible, humiliante pour l’homme, répressive au dernier degré ? C’est l’homme dans son néant qui est égal, dans son inanité, dans sa mortalité, dans son appartenance au limon : l’homme couché, l’homme gisant, l’homme du premier vagissement et l’homme du râle ultime. C’est seulement devant un Créateur ou au sein d’une Création dotés sur eux de toute-puissance que les êtres se valent, comme, au sein d’une monarchie absolue et de droit divin, tout le monde est égal devant le monarque. Il n’y a pas de conception plus décourageante, ni qui rende plus vaine l’idée de prendre sur soi : vous pouvez bien écrire le quintette de Schubert ou bâtir la cour des Myrtes, résister seul au Troisième Reich ou peindre L’Aurore aux doigts de rose à Louse Point, peu importe, vous serez toujours égal, égal, égal, c’est-à-dire rien, de la cendre, de la poussière, de la même boue que Kim Jong-il ou que le Pétomane.

Renaud Camus, « dimanche 8 août 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, pp. 323-324.

David Farreny, 24 juin 2011
déférence

Souvent, le soir, j’allais passer quelques heures agréables chez [mes petites élèves] ; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient d’attentions. C’était une joie pour moi d’accepter leur simple hospitalité et de la payer par une considération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur faisait du bien, parce qu’étant ainsi élevés à leurs propres yeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu’on leur témoignait.

Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
cheminement

— C’est comme l’histoire de nos toilettes, était-il en train de dire. Au départ, on avait des toilettes conventionnelles. On y faisait nos besoins sans y penser. Ploc ! C’était fait et on tirait la chasse ! On n’avait pas plus idée de la suite que la vache qui laisse tomber sa bouse. Mais la vache, elle n’a pas besoin d’y penser, parce que la nature a tout prévu. Quand la bouse de vache tombe, c’est une sorte de bénédiction qui biodynamise l’écosystème. L’homme, c’est exactement le contraire. Lui, il pollue. Mais l’homme, il a une cervelle. Il y a eu un moment où j’ai essayé de m’en servir, de ma cervelle, et d’imaginer ce qui se passait après la grosse commission. Je me suis donné une espèce d’exercice spirituel : suivre par la pensée le cheminement de mes fèces dans les canalisations.

Applaudissements et sifflements.

— Oui, je sais, ça fait rire au début. Mais je me suis accroché. Je l’ai visualisé ce cheminement : un cheminement souterrain… obscur… cryptique… sinueux… visqueux… poisseux… gluant… sordide… infect… immonde… dégueulasse… interminable…

Il s’était mis à faire des gestes qui grandissaient avec son exaltation.

Applaudissements et sifflements.

— Et puis, tout d’un coup, a-t-il repris, ça débouche à l’air libre, loin du point de départ. Oui ! Mais où ?

— Eh ! Pardi ! C’est pas bien difficile à deviner, a lâché Christian.

— Vous soulevez une vraie question, est intervenu JPM.

— Une vraie question qui exige une vraie concertation, a cru bon d’ajouter Audrey Gaillard. […]

— Alors, bien sûr, a poursuivi l’homme au blouson gris, on peut se dire, comme beaucoup de gens : ce n’est pas notre problème ! Le Sivu a tout prévu ! Mais qu’a-t-il prévu, le Sivu ? Une station d’épuration qui brasse la merde des environs dans un gros mixeur ? Un hideux lagunage ? Tout balancer direct à la rivière ? Là je dis : stop ! Il faut regarder la réalité en face ! Je dis : ce problème est mon problème et c’est le problème de chacun. C’est comme ça que j’ai décidé d’installer des toilettes sèches pour toute la famille. Au début, on trouvait que ça sentait l’ammoniac, mais pas plus qu’un bon saint-nectaire. Finalement, on a décidé de prendre les choses du bon côté. Chez nous, on ne dit plus « J’ai envie d’aller au petit coin », on dit : « J’ai envie d’aller au saint-nectaire. » Mais quand on voit tant de gens continuer à faire leurs besoins à tire-larigot, sans se poser les vraies questions au bon moment, je dis que l’homme est le problème numéro un pour la planète. Le jour où il disparaîtra, tout rentrera dans l’ordre. Et il n’y aura personne pour le regretter ! Voilà tout !

Applaudissements…

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 179-181.

David Farreny, 20 fév. 2015
macérations

Mais le souverain détachement des choses de ce monde auquel je m’efforçai de parvenir par la méditation, l’ascèse, le yoga, le jeûne, l’abstinence, la lecture des stoïciens et l’étude des grands sages de l’Orient me vint finalement comme une grâce avec la dépression consécutive à ces macérations.

Éric Chevillard, « lundi 1er juin 2020 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

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