ennui

La Cité des sciences et de l’industrie est tournée radieusement vers le progrès. Il y a des façades en verre. Il y a mille personnes. Dans l’ensemble, on s’y ennuie prodigieusement. Comme partout. Mais le contraste entre l’optimisme scientifique qu’on y professe et l’ennui des salariés y est plus cruel qu’ailleurs. Quand le journal ne suffit plus, quand le téléphone ne suffit plus, quand la masturbation dans les toilettes ne suffit plus, l’ennui frôle le suicide. On va errer dans la cité sans dieu, on visite des expositions sur le cosmos atroce, on drague les femmes vacantes dans les services de communication. On parle longuement de l’ennui, on le commente avec de petits rires blessés. Longue, longue la terre de l’ennui ! Heureux celui qui lutte parce qu’il est exploité ! Heureux celui qui domine ! Heureux celui qui rejoindra l’humus rassasié !

Pierre Mérot, Mammifères, Flammarion, p. 79.

David Farreny, 16 nov. 2005
coffre

Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui.

Nathalie Quintane, Remarques, Cheyne, p. 11.

David Farreny, 27 août 2006
dissous

Nous ne mourons pas entièrement à notre mort : nous nous sommes graduellement dissous longtemps avant. Faculté après faculté, intérêt après intérêt, attachement après attachement, toutes ces choses disparaissent les unes après les autres ; nous sommes arrachés à nous-mêmes durant notre vie, chaque année qui passe voit en nous un être différent, et la mort ne fait que consigner dans la tombe le dernier fragment de ce que nous étions.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 28 nov. 2007
pas

Quand il se mettait aux fenêtres il voyait les falaises et les murs du château, derrière il devinait le fleuve et le soleil sur les sables clairs, il pensait à tous les pays traversés pour venir jusqu’ici, il pensait à ce qu’il ne voyait plus, tout s’étrécissait, et le goût, l’amour, s’en allaient. L’acuité des choses. Il se disait qu’il n’était pas malheureux.

Michèle Desbordes, La demande, Verdier, p. 70.

David Farreny, 9 janv. 2008
erratique

La route, elle aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit et prend par la plus forte pente les tertres qu’elle devrait éviter. Elle n’en fait qu’à sa tête. Le ciel, gouverné par vent d’ouest, vient de faire sa toilette, il est d’un bleu dur. Le froid – moins quinze degrés – tient tout le paysage comme dans un poing fermé. Il faut conduire très lentement ; j’ai tout mon temps.

[…]

Par la fenêtre, je vois un couple de faisans picorer sur la route qui brille de tous ses lacets inutiles. Quand je lui ai demandé la raison de ce tracé erratique, il m’a répondu qu’ici, autrefois, les chemins étaient empierrés par les femmes qui n’aimaient pas que le vent les décoiffe ; quand il tournait, elles en faisaient autant. Cette explication m’a entièrement satisfait.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 11.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
distance

Le malaise qui grandissait en moi face au progrès du blanc sur la tapisserie m’interdisait le plaisir que j’eusse pu prendre, en d’autres temps, à telle vanité. Il n’y avait pas de quoi me vanter à constater que cette maladie de blancheur irruptait chez moi, plutôt qu’ailleurs, dans le lieu clos de mes pensées, de mes rêveries et de mes désirs. Peut-être même pouvais-je me dire, en vertu d’une correspondance essentielle entre le cœur et le monde, que s’il en était ainsi, c’était qu’en moi, par-delà la bienséante façade de mon inutilité, la corruption se trouvait déjà bien avancée. Et ainsi le mur, en face de moi, se posait-il pour ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le miroir de moi-même. Je pouvais donc — je devais même — le regarder mais comme l’on regarde un miroir que hante son image : à distance. Seuls les enfants posent le doigt sur leur reflet. Moi, naturellement, je savais à quoi m’en tenir sur l’illusion (mais aussi sur la vérité de l’illusion) : je n’avais donc pas à bouger, à tenter de saisir une insaisissable image. Il me suffisait de savoir que cette blancheur vacante autant que vorace me désignait dans mon propre néant. À distance, que ne saurait-on supporter ?

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 7 mars 2010
changer

Mon père, mes oncles, celui de mes grands-pères que j’ai connu, étaient pêcheurs. En l’absence d’occupations sérieuses, de soucis historiques, comme de changer le monde ou simplement soi-même, ils passaient au bord de l’eau le temps qu’ils ne passaient pas au travail. Que dire des heures que nous avons partagées, eux qui appartenaient corps et âme à leur petit pays, moi qui étais, même si je n’en savais rien, pour le quitter ?

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 11.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
reflet

Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé ; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice ; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi ? me demanderez-vous ; ma réponse ne vous satisfera pas ; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables — c’est du moins ce que je dois dire en qualité d’avocat —, ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés ; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet.

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 427.

David Farreny, 21 avr. 2011
prise

Certaines personnes ne comprennent rien à ce que j’écris, mais rien. Elles m’en font parfois la confidence – parmi elles, des embarrassées, bien honteuses même et qui en conçoivent une sorte de mésestime d’elles-mêmes qui bien évidemment me navre ; mais aussi, parmi elles, des offusquées, vaguement moqueuses ou méprisantes qui me prennent pour un prétentieux vain et fumeux, ce qui bien évidemment me navre. Pour toutes, ma phrase est telle : x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x, si elle n’est carrément x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2. Elles dérapent sur mes pages comme sur de la glace ou s’y égarent comme dans un brouillard. Leur intelligence peut être agile, par ailleurs, ce ne sont pas (toutes) de sombres brutes, mais cette fois rien à faire : pas d’entrée, pas de prise. À se demander si nous possédons le même cerveau, devant ce constat angoissant : nos têtes ne peuvent rien échanger que des hochements dépités et les bosses qui en résultent quand elles se cognent.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 162.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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