attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
sensibilité

Lorsque je sors, une averse est tombée. Les rues mouillées brillent sous un rayon de soleil, ce qui m’a toujours été désagréable sans que j’en devine la raison. Ce doit être que, soucieux, exagérément, de l’état du ciel et désireux, à l’excès, de constance, d’unité, je me trouve dans le cas de passer brutalement des dispositions assorties à la pluie à celles, opposées, que m’impose le soleil. Ou plutôt, l’éclat du soleil dans la pluie me met dans un état contradictoire, qui m’est pénible. J’aimerais parfois posséder la sensibilité d’un concombre, sur certains points, du moins.

Pierre Bergounioux, « mercredi 30 mars 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 680-681.

David Farreny, 20 avr. 2006
théophaniques

Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens ? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne ? Est-ce toi, jeune homme qui es assis chez Antoine Vollard, qui as posé à côté de toi ton chapeau et avec feu entretiens de très jolies femmes à propos de la peinture ? Ou vous, toiles perchées dans Manhattan, marchandises qui dans vos lubies théophaniques réjouissez les dollars et ce faisant sans doute approchez un peu de Dieu, aussi ? Est-ce toi, browning ? C’est toi peut-être, Vieux Capitaine coiffé d’azur qui regardes un petit tas bleu de Prusse tombé sur un chemin ; c’est vous bêtes blanches, savantes et muettes, dont loin d’ici rue des Récollettes on touche le volume exact, qui connaissez ce qu’exactement valent trois francs ; c’est vous, corbeaux là-dessus volant que nul ne saurait acheter, dont on n’a pas l’usage, qui ne parlez pas et n’êtes mangés que dans les pires disettes, dont Fouquier même ne voudrait pas à son chapeau, chers corbeaux à qui le Seigneur a donné des ailes d’un noir mat, un cri qui casse, un vol de pierre, et par la bouche de Linné Son serviteur le nom impérial de Corvus corax. C’est vous, chemins. Ifs qui mourez comme des hommes. Et toi soleil.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 72.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
tenait

Le feu que cette vision fit circuler dans mes veines aurait dû m’arracher un cri. Rien ne pouvait égaler la mise à nu de ce visage où soudain avaient bondi comme ses autres lèvres, les fraises de ses seins. Son regard glorieux était planté dans le mien, je le saisissais et elle rougissait interminablement. L’arrogance et la honte se la disputaient, comme un morceau de viande deux chiens de même force ; et comme ce morceau de viande, elle tenait. Les enfants étaient sur nous : allait-elle relever là ses jupes et me montrer le reste, devant eux ? Elle en avait l’ivresse.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
narrats

Les vieilles restaient impavides en face de moi, à une distance moyenne de deux cent trois mètres. J’aurais aimé leur expliquer pourquoi je façonnais autre chose que des petites anecdotes limpides et sans malice, et pourquoi j’avais préféré leur léguer des narrats avec des inaboutissements bizarres, et selon quelle technique j’avais construit des images destinées à s’incruster dans leur inconscient et à resurgir bien plus tard dans leurs méditations ou dans leurs rêves.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
membrane

Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.

David Farreny, 8 janv. 2011
effarvatte

5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.

6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.

9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.

Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.

3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…

Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.

David Farreny, 12 oct. 2011
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
inéluctable

Si inéluctable est une épée au-dessus de la tête, inéluctabilité n’en finit pas de se vider de son contenu.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 159.

David Farreny, 16 oct. 2014
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

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