fondation

Je suis arrivé au tréfonds de mes convictions.

Et, de ce mur de fondation, on pourrait presque dire qu’il est supporté par toute la maison.

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 74.

Guillaume Colnot, 28 août 2003
volition

Il est rare qu’un homme puisse regarder une journée entière, du lever au coucher, sans céder au besoin irrépressible de l’acte. Non seulement ne pas y céder mais s’en défendre absolument : ne rien faire du tout. Ne pas sortir bien sûr, écarter toute tentation ludique ou culturelle ou utilitaire, ne voir personne. Quelque chose comme tenir compagnie aux heures, pour voir ce qu’il y a quand il n’y a rien. Cela en toute liberté, hors claustration clinique ou carcérale. J’y parviens pour ma part assez bien. — Y aurait-il dans cette assertion comme une bravade… — Eh, sans parler d’une expérience de l’extrême, l’affaire mérite attention. Appartenir à l’espèce la plus agitée qui soit et ne plus bouger : défi immense que je suis presque seul à relever par la seule volition, entre deux mictions, un repas frugal sur un coin de table et une fermeté quasi héroïque face à toute sollicitation érotogène.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 94.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
loin

Je vis soudain s’agiter très loin quelques petits points qui sortaient du couvert et s’engageaient sur le versant d’un pré ; se rapprochant, ils me laissèrent deviner la tache rouge d’un bonnet qui dansait doucement au hasard du terrain ; et autour de celui-ci d’autres bonnets, des capuchons, d’autres jambes venaient hardiment, quatre ou cinq bonhommes résolus mais étriqués, comme de vieux petits nains. Ces nains portaient quelque chose. […]

C’étaient des enfants de l’école, de ceux qui habitaient la commune des Martres, ainsi que je le reconnus alors qu’ils étaient encore loin. Ce que deux d’entre eux portaient sur un bâton pesant à leur épaule me surprit fort, et d’abord j’en doutai ; mais non, c’était bien un renard, suspendu par les pattes à la mode ancienne ou sauvage, et on ne savait pas pourquoi par ce moyen transporté à travers le froid.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
repli

Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.

Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.

L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.

Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.

David Farreny, 13 mai 2010
étincelle

Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, une étincelle annihile à jamais toute question et toute réponse.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 58.

David Farreny, 27 juin 2010
redire

Une vie, nous en sommes vite convenus, mais ce n’était pas une découverte, ça tient en quelques mots ; il n’y a, somme toute, pas grand-chose à en dire. Ce qui prend du temps, en revanche, et là-dessus nous étions aussi tous les deux d’accord, ce sont les hésitations à propos du présent et de l’avenir proche, qui ne cessent de se dire et de se redire sous une forme ou sous une autre.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 96.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
tiens

Tiens, un ragondin !

Mammifère rongeur originaire d’Amérique du Sud, le ragondin peut atteindre 64 centimètres, mais celui-ci est un peu plus petit, aux incisives orange. Il se nourrit essentiellement de plantes d’eau douce. Sa fourrure interne imite celle du castor, c’est un luxe dont il jouit secrètement, sans ostentation.

Un hiver rigoureux succède à l’automne pluvieux suivi à son tour d’un printemps ensoleillé puis d’un été torride, qui touche à sa fin, voici les premières pluies d’automne.

J’avais trouvé une parfaite définition du brouillard, je l’ai perdue.

Le vaillant petit tailleur sent venir la faim. Il fait halte devant un pommier et tend le bras pour cueillir un fruit. Mais lequel choisir ? Il hésite. Toutes ces pommes sont très réussies. Comment fait le ver ?

Le lendemain, c’est la soif qui le surprend. Il s’agenouille sur la berge d’un clair ruisseau. Mais à quel moment plonger ses mains en coupe dans cette eau courante ? quelle gorgée boire, et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Depuis combien de jours marche le vaillant petit tailleur, depuis combien de mois ? Sa ville n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Rue du Poids de l’huile, le chat aux trois couleurs furète dans les coins. Il doit chercher sa bille, pense le petit tailleur. Là-bas, sous la carriole du chiffonnier.

Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n’y a pourtant qu’un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement.

La fatigue tombe d’un coup sur ses épaules. Le petit tailleur la couche sur un lit d’herbe, et se sauve sans faire de bruit.

Mais quand enfin il dénoue sa ceinture pour s’étendre plus à son aise, tout se fige et fait silence sur Terre et dans le ciel. Cette imperceptible vibration de lumière pourtant ? Ce sont les sept étoiles de la Grande Ourse qui tremblent : elles ont lu.

— Je dors sur mes deux oreilles sans parvenir à fermer l’œil, qui suis-je ?

— Le vaillant petit tailleur ?

— Mais non !

— L’auteur ?

— Mais non ! La lune !

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
question

J’étais assez peu décidé à retourner à Arles, et, quant à Marseille, je me trouvais face à la délicate question de m’y rendre pour acheter des chaussures avant, en quelque sorte, d’y être arrivé de manière naturelle, ou instinctive, ou encore globale, ou absolue, à savoir de ne pas y être arrivé fondamentalement tout en m’y trouvant de façon anecdotique. Inversement, j’avais besoin de mocassins maintenant, et non quand j’arriverais de façon naturelle à Marseille, de sorte que, tandis que je recherchais l’endroit où je m’étais garé, je m’exerçais à exclure mentalement, en dehors d’Arles, soit les mocassins, soit Marseille, aucune de ces solutions ne me paraissant satisfaisante.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 132.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
phrase

Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
muet

Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.

Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 fév. 2013
substance

Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.

David Farreny, 13 sept. 2014
formule

Le répertoire de répliques et de phrases toutes faites court-circuite notre expérience – la formule l’empêche de se développer selon notre loi propre, elle la confisque, la banalise, fait d’elle une généralité : par sa faute, nous ne vivons jamais rien d’inédit (et c’est pourquoi il faut écrire).

Éric Chevillard, « mercredi 16 mai 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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