suspendu

En fait, le tableau, aujourd’hui la propriété d’un musée de Sheffield, en Grande-Bretagne, ne représente pas l’exécution mais les suites immédiates de celle-ci. Au pied d’un mur aveugle qui devait borner le jardin du restaurant de la Chartreuse, le supplicié est étendu face contre terre, drapé dans un manteau noir, son chapeau, également noir, ayant roulé à quelques pas. Au-dessus du mur, et à distance, la silhouette du dôme du Val-de-Grâce se détache en gris sombre sur un ciel brunâtre. Tant les habits du mort, civils et assez chic, que l’ambiance de petit jour blafard, l’absence de décorum ou la proximité d’un restaurant à la mode, évoquent plutôt les circonstances d’un duel, et seule la présence, sur la gauche du tableau, d’un groupe de soldats en marche, vus de dos, l’arme à la bretelle, en train de se retirer et sur le point de sortir du champ, suggère que l’État est à l’origine de cet homicide et qu’il s’agit par conséquent d’une exécution capitale.

Les transformations opérées depuis 1815 dans le quartier de l’Observatoire rendent aléatoire, aujourd’hui, la recherche du lieu précis de l’exécution. Il est vraisemblable que ce lieu a disparu, ou du moins qu’il a perdu tout support matériel, et qu’il est désormais suspendu dans les airs au-dessus des quais à ciel ouvert de la station Port-Royal, sur la ligne B du RER.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 20.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
surprise

Elle portait ses éternels vêtements bleus, jean, tee-shirt, chaussures de sport bon marché, et elle arpentait lentement les rues de leur quartier, les yeux écarquillés, croyant toujours apercevoir dans la touffeur grise et poussiéreuse son frère Lazare qui tournait au coin d’une rue. La pierre qu’elle avait entre les côtes lui rendait pénible de manger, de boire, de respirer. Les larmes lui montaient aux yeux dès qu’elle reprenait son souffle. Elle continuait d’avancer à pas engourdis, ses yeux dilatés remplis de larmes qui ne coulaient pas et lui brouillaient le regard. Elle ne connaissait personne à qui parler.

— Je cherche un certain Lazare Carpe, murmurait-elle de temps en temps, surprise d’entendre sa voix, ayant prévu cette surprise mais malgré tout surprise.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, pp. 64-65.

David Farreny, 27 déc. 2002
rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
bâton

La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri ; je ne le dirais pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 259.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
pointage

Quel que soit le nombre de jours qui te sépare d’une chose, la chose arrive. Voilà ce qui. Ce matin. Me rend maussade. Un jour n’est rien de plus qu’un accès au jour suivant ; tu avances d’un cran dans la file d’attente. De temps en temps c’est ton tour, pour l’amour, pour l’hôpital, pour la joie ou la déconfiture, la chance ou l’accident stupide. Inutile de se réjouir ou de s’affliger, c’est le sort commun. Tu refais la queue pour autre chose. Quand tu n’acceptes pas ce pitoyable pointage, cela s’appelle le suicide. Plus jeune la pensée du suicide me rassérénait : j’étais libre puisque je pouvais me tuer. Aujourd’hui je choisis librement de pointer, car au fond l’héroïsme n’est pas mon fort.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 115.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
étonner

Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.

David Farreny, 18 déc. 2007
usées

On marche toujours sur des traces usées, déjà tant empruntées. On en retournerait plutôt se coucher de dégoût.

François Bon, « Variation Baudelaire, trois », Tumulte, Fayard, p. 427.

David Farreny, 1er mai 2008
callipyge

Au-delà de toute rougeur, ses mots étaient une honte pure, comme la marque fraîche qui brûlait dans le froid. « Que font-ils du corps ? » repris-je, dans la même exaltation. Elle hésita, la voix aiguë jaillit et se brisa net, sa bouche était sèche ; et dans un souffle, baissant les yeux : « Je suppose qu’ils le donnent aux chiens. » Le morceau de viande se déchira, ses mains se raidirent dans la poche du carrick, elle frémit. Son menton tremblait.

Elle redevint la femme qui vendait des Marlboro au jeune instituteur et faisait comme elle pouvait sa vie à Castelnau. Elle existait. La grande callipyge est une pauvre femme.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
rapport

Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.

David Farreny, 17 juin 2009
illusions

Au cours de la route mon compagnon B. me prône une décevante philosophie de l’immobilité, de l’indifférence et de l’échec ; il est intéressant et je le crois absolument sincère. Il prétend que j’ai des illusions, c’est bien le cas. J’en ai beaucoup qui n’attendent que moi pour les rendre réelles ; je crains pour lui qu’il n’ait renoncé aux siennes un peu trop tôt. Il prétend que la joie n’existe pas. Je lui accorde qu’elle est disparue quand on croit la tenir, mais comme la contrebasse d’un orchestre on la devine quand elle nous manque.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 35.

Cécile Carret, 17 juin 2012
sombre

La vieille incapacité. J’ai cessé d’écrire depuis dix jours à peine et déjà, je suis mis au rebut. Je me trouve une fois de plus à la veille de terribles efforts. Il va falloir que je plonge, littéralement, et que je sombre plus vite que ce qui sombrera devant moi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 8 nov. 2012
balançons

Le kangourou fait partie de ces animaux – parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses – dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu’ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d’opérer et d’appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n’est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l’honnêteté d’avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu’il appartient toujours en somme à la famille des grands primates – avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer –, nous pensions qu’il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu’elle portait d’invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l’apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
favorable

Le bonheur d’une expression vaut tout autant qu’une pensée heureuse, puisqu’il est presque impossible de se bien exprimer sans mettre en favorable lumière ce qu’on exprime.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 270.

David Farreny, 13 janv. 2015

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