Dans la cabine, étroite, je tournai autour d’une flaque pour me dévêtir, m’appuyant à l’occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu’aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d’une façon générale une alimentation plus saine. De mon haut, à coup sûr, bien que j’eusse vue sur mes pieds, je ne serais pas allé jusqu’à tendre un fil à plomb sans craindre qu’il ne m’effleurât, et cette légère imperfection, dans mon plan vertical, me fit sentir plus nu que je ne l’étais, sensation que j’avais perdu l’habitude, en raison de mon isolement, d’éprouver en public.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 58.
Je remarque que la douleur abrutit, abêtit, écrase.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 119.
Le chef ne fait que dire le chantier. Rien d’autre.
Si on l’écoute : où est le monde ? qu’est-ce qu’on fait ?
Comment savoir ?
On parle de rien ici.
C’est comme ça tous les jours.
Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre, Gallimard, p. 42.
Je sens me reprendre les impatiences cuisantes, la fureur sombre, et qu’il fallait contenir, de surcroît, que m’ont inspirées, d’emblée, tant de proches dont je jugeais déjà les pensées aberrantes, les agissements dérisoires, inutiles, les sentiments infantiles, quand ils ne contrevenaient pas à l’évidence lumineuse de la loi morale.
Pierre Bergounioux, « dimanche 17 juillet 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 708.
Il faut profiter, pour respirer une dernière fois, du jeu entre les nations, de la maladresse des administrations, pour lesquelles des frontières existent encore. Bientôt, ce sera le règne des ordinateurs interchangeables, un immense réseau moral d’interpolices.
Paul Morand, « 24 janvier 1969 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 137.
En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.
Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.
Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.
Dieu sait quel désir avait à ce point levé la terre et les arbres sur la terre et le ciel parfait au-dessus des arbres. L’homme qui croyait savoir, d’expérience et de réflexion, l’essentiel de la vie, n’en revenait pas de la densité de joie qui fixait le temps aux marges infimes de l’éternité. De hautes fleurs bleues balançaient leurs clochettes. Il aurait fallu respirer sans bouger et que, dans les veines, le sang courût sans mouvements. Alors peut-être, proie toute pure de sa ferveur, l’homme eût-il atteint ce qu’il était venu chercher : un souvenir aboli, un mot oublié, un désir inconnu — la vérité dont son être était le fruit égaré, la plénitude de ce qui n’avait guère été jusqu’à présent, chez lui, que le vide, le creux, la vallée bâillante et sans foi.
Claude Louis-Combet, « La tombe à son plus haut point », Rapt et ravissement, Deyrolle, p. 38.
Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore
et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.
Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille
m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.
Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —
les forces sont inégales,
bouger, c’est dépenser cette énergie exacte
dont tu auras besoin, demain, pour te lever
et rayonnant, forcer les anges du néant.
Demain, il est encore temps, allons dormir :
cette journée qui s’en va fera place à une autre,
à une autre qui point, qui vient, qui sera là,
et qui, dans sa beauté explosive, sera
ta journée de réveil, terrible et décisive
Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.
Je tombe peu à peu dans l’oubli. Presque plus personne déjà ne se souvient de mon enfance.
Éric Chevillard, « mercredi 9 mars 2016 », L’autofictif. 🔗
Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.
Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.