stabilisatrice

Je comprends qu’adoptant une bonne mienne habitude, renverse-monde, mais très stabilisatrice, vous passez la moitié de votre vie au lit.

Henri Michaux, « lettre à Claude Cahun (avril 1952) », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. XXIX.

David Farreny, 14 avr. 2002
ruine

Tactiques, géographies, temps qu’il fait et propos civils ne sont pas du côté des morts. À nous en prélude l’humidité, la confusion, la fadeur nauséeuse des jours, un peu de salive au coin des lèvres, une stupeur immobile, qui ne valent cependant ni quitus ni consentement à ces perspectives de ruine.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
gravifique

On n’est pas fait pour les dévers. On n’a pas l’organisation penchée qui permettrait de compenser la fuite du sol, l’allure dissymétrique du dahu. Lorsqu’on ne s’échine pas à surmonter la limitation que la hauteur a partout dressée, c’est en bas, dans la combe, qu’on a sa place naturelle. Tout y ramène, le relief et la vertu gravifique, l’espace plus ou moins découvert, l’eau, la lumière qu’on trouve à l’état pur, et non pas en décoction, pleines d’ombre et de terre, d’herbe et de branchages. C’est dans la verticale que s’inscrit l’axe directeur de l’expérience, en bas que se concentrent ses occasions et ses objets, qu’elle a son penchant.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 12.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
instituteur

L’histoire de la tragédie de la demi-instruction n’est pas encore écrite. Il me semble que la biographie d’un instituteur de village peut de nos jours devenir un livre de chevet, comme autrefois Werther.

Ossip Mandelstam, « Achtarak », Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme, p. 77.

Guillaume Colnot, 2 juin 2009
patient

Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
non-choses

Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.

Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.

Élisabeth Mazeron, 10 juin 2010
façon

Elle vit un échalas crasseux à la longue tignasse grise, vêtu d’un simple sac postal ficelé à la ceinture et chaussé de sandales sonores. Elle était seule dans la rue avec lui. Quand elle jetait un œil dans son dos, l’homme détournait le regard, ralentissait et inclinait la tête d’une façon coupable. Ensuite elle reprenait sa marche, et lui de même, faisant claquer ses mauvaises sandales comme s’il venait de les voler à quelqu’un le surpassant de trois pointures. […] Le cochon de lait roula au sol dans son torchon et elle se jeta dessus à plat ventre. L’homme la prit par les cheveux et la redressa.

— Donne-moi ton c’chon. Ton c’chon !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 38.

Cécile Carret, 9 mars 2012
mobilisation

Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.

Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
style

Nous aimons, de livre en livre, retrouver l’auteur tel qu’en lui-même – Proust, Beckett, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt : trois lignes et ils sont là, c’est aussi net, aussi patent qu’un visage, une silhouette, une démarche, le style impose une présence. Ces écrivains-là ne s’effaceront pas pour laisser vivre des personnages ; ces derniers resteront très exactement des figures de style – et ma foi, ils me paraissent pour autant aussi bien campés que ceux des romanciers modernes et même ectoplasmiques qui préfèrent emprunter leurs caractères à la réalité et voudraient nous persuader de leur existence sociale. D’ailleurs, ils leur échappent souvent et, à les en croire, la police doit se mettre en planque dans les gares pour appréhender ces fugueurs.

Or c’est agaçant, le style est de plus en plus souvent tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité. Si l’écrivain s’est vraiment blessé, qu’il se contente de crier « aïe ! », on le comprendra. Certes, mais l’intérêt de sa contribution m’échappe un peu.

Le style est un appendice physique de l’écrivain, c’est encore son corps. Ce dernier meurtri, molesté, attaqué par la maladie, le style en sera le dernier membre sain. Dans L’Ardoise magique, carnet du cancer qui va l’emporter, Georges Perros écrit : Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Aïe, aïe, aïe, donc. Oui, mais non, en l’occurrence, c’est Georges Perros qui meurt.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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