pas

Et puis quelle action choisir ? Rien ne convient. Il se lève, il se rassoit, il étend le bras, il retire le bras, il se lève, il revient, il marche à grande vitesse de long en large sans s’arrêter (il le peut, quarante-huit heures durant), ou il saute, fait des culbutes, attire à lui la table, repousse la table, attire la table, renverse la table. Ce n’est pas que ça le satisfasse.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 135.

David Farreny, 21 oct. 2005
peut-être

Le bonheur est peut-être simplement la réalisation pleine et effective d’un cliché.

Michel Besnier, La vie de ma femme, Stock, p. 33.

David Farreny, 25 juin 2007
s’abîme

Après la fournaise de la route Salonique-Alexandropolis, le bonheur que c’est de s’asseoir devant une nappe blanche, sur ce petit quai aux pavés lisses et ronds. Pendant un instant, les poissons frits brillent comme des lingots dans nos assiettes, puis le soleil s’abîme derrière une mer violette en tirant à lui toutes les couleurs.

Je pense à ces clameurs lamentables qui dans les civilisations primitives accompagnaient chaque soir la mort de la lumière, et elles me paraissent tout d’un coup si fondées que je me prépare à entendre dans mon dos toute la ville éclater en sanglots.

Mais non. Rien. Ils ont dû s’y faire.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 89.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
souffrance

Ici, en plein soleil, sur ce lieu non identifiable d’un parcours touristique, sans doute aucune pensée en elle au-delà de la bulle familiale qu’ils promènent de paradors en bars à tapas et sites historiques trois étoiles du guide, dans la 305 Peugeot dont ils ont peur de retrouver les pneus crevés par l’ETA. Dans ce huis clos à l’air libre, momentanément débarrassée du souci multiforme dont son agenda porte les traces elliptiques — changer draps, commander rôti, conseil de classe, etc. — et de ce fait livrée à une conscience exacerbée, elle n’arrive pas, depuis qu’ils sont partis de la région parisienne sous une pluie battante, à se déprendre de sa douleur conjugale, boule d’impuissance, de ressentiment et de délaissement. Une douleur qui filtre son rapport au monde. Elle n’accorde aux paysages qu’une attention lointaine, se bornant à constater, devant les zones industrielles à l’entrée des villes, la silhouette du Mammouth commercial hissée dans la plaine et la disparition des bourricots, que l’Espagne a changé depuis la mort de Franco. Aux terrasses des cafés, elle ne voit que les femmes à qui elle donne entre trente-cinq et cinquante ans, cherchant sur leurs visages les signes du bonheur ou du malheur, « comment font-elles ? ». Mais, parfois, assise au fond d’un bar, regardant ses enfants plus loin en train de jouer avec leur père aux jeux électroniques, elle est déchirée par l’idée d’introduire, en divorçant, la souffrance dans un univers si tranquille.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 140-141.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
pituita

Un oiseau invisible pituita quelque part entre les herbes et les stratus, il y eut quelques souffles d’un vent âpre, puis tout se tut et, au bout d’un moment, le soleil apparut, et ensuite il se leva.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 69.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
sous

Windisch est dans la cour. Le chat est couché sur les pierres. Il dort. Sous une couverture de soleil. Son visage est mort. Son ventre respire doucement sous la fourrure.

Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Maren Sell, p. 85.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
carte

Ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude de ces restaurants dont la carte présente une variété presque infinie. Ma femme surtout. Dans l’impossibilité de goûter simultanément à tout, elle ne parvenait pas à fixer son choix, ses yeux passaient d’un coin de la carte à l’autre, reflétant l’image coloriée de plats qui s’annulaient l’un l’autre, se mouillant, elle s’absorbant dans un rêve consultatif et silencieux, pendant que le garçon irrité tapait du pied devant sa chaise, se raclait la gorge avec une impertinence de plus en plus marquée et finissait par disparaître comme si on l’avait insulté.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 18 juin 2012
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
cloison

Elle entra dans les w.c. publics au bord du fleuve avec l’enfant qui n’osait pas aller tout seul dans les toilettes des hommes. Ils s’enfermèrent dans une cabine ; la femme ferma les yeux et s’appuya du dos à la porte. Au-dessus de la cloison de séparation de la cabine voisine – la cloison n’allait pas jusqu’au plafond – apparut, tout à coup, la tête d’un homme qui bondissait en l’air, une fois, puis une autre fois encore. Puis le visage ricanant de l’homme se montra à ses pieds car la cloison de séparation n’allait pas non plus jusqu’au sol.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 59.

Cécile Carret, 26 juin 2013
oubli

Je tombe peu à peu dans l’oubli. Presque plus personne déjà ne se souvient de mon enfance.

Éric Chevillard, « mercredi 9 mars 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016

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