clavecin

Le foie gras. On l’étale

sur des toasts. Délicat, onctueux

Le clavecin de toutes les cirrhoses

La sainte vierge en culotte de velours

Alain Malherbe, Diwan du piéton, Le Dé bleu.

David Farreny, 20 mars 2002
préférez

Parfois on rencontre un immense précipice, mais au-dessus il y a un peu de terre, sur quoi même on bâtit. À Quito, il y a ainsi deux longues quebradas, six mètres de terre superficielle et trente mètres de précipice. Quand il pleut on arrête les tramways et on regarde la terre qui plie. Ça tiendra peut-être encore quelque temps.

Parfois dans une rue, vous entendez un bruit lointain mais net d’eau furieuse ! Vous ne voyez d’abord rien. Vous êtes près d’un petit trou. Machinalement vous prenez un petit caillou et vous le lancez. Il faut, pour entendre le bruit, tellement de secondes que vous préférez partir. Vous vous sentez pris par le dessous, tous vos pas auscultent, vous murmurez en vous d’un ton terne et bête :

Le plancher des vaches… le plancher des vaches…

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 186.

David Farreny, 23 mars 2002
gastrula

Il voyait l’organisme unicellulaire de l’œuf fécondé sur le point de se transformer en un organisme multicellulaire, en se sillonnant et se segmentant, il voyait les corps des cellules former la blastula dont une paroi s’enfonce en une cavité qui commençait de remplir la fonction de la nutrition et de la digestion. C’était le rudiment du tube digestif, l’animal originel, la gastrula, forme primitive de toute vie animale, forme fondamentale de la beauté charnelle. Ses deux couches épithéliales, l’extérieur et l’intérieur, apparaissaient comme des organes primitifs qui, par des saillies ou des renfoncements, donnaient naissance aux glandes, aux tissus, aux organes des sens, aux prolongements du corps. Une bande de la couche extérieure s’épaississait, se sillonnait en une gouttière, se fermait en un canal médullaire, devenait colonne vertébrale, encéphale. Et, de même que le mucus fœtal se transformait en un tissu fibreux, en un cartilage, par le fait que les nucléoses commençaient à produire, au lieu de mucine, une substance gélatineuse, il voyait en certains endroits les cellules conjonctives tirer des sels calcaires et des substances graisseuses des sucs qui les baignaient, et s’ossifier. L’embryon de l’homme était accroupi, replié sur lui-même, caudifère, à peine différent de celui du porc, avec un énorme tronc digestif et des extrémités rabougries et informes, la larve du visage ployée sur la panse gonflée, et son développement, aux yeux d’une science dont les constatations véridiques étaient sombres et peu flatteuses, n’apparaissait que comme la répétition rapide de la formation d’une espèce zoologique.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 320-321.

David Farreny, 3 juin 2007
assistait

Le despote tomba sous le poignard, avec un hurlement de sa bouche ouverte que l’on n’entendit pas. On vit ensuite des images du monde entier : le président de la République française en haut de forme et en grand cordon, répondant du haut d’une voiture découverte à une allocution ; on vit le vice-roi des Indes au mariage d’un radjah ; le Kronprinz allemand dans une cour de caserne de Potsdam. On assista aux allées et venues des habitants d’un village du Nouveau-Mecklembourg, à un combat de coqs à Bornéo, on vit des sauvages nus qui jouaient de la flûte en soufflant du nez, on vit une chasse aux éléphants sauvages, une cérémonie à la cour du roi de Siam, une rue de bordels au Japon, où des geishas étaient assises derrière le treillis de cages de bois. On vit des Samoyèdes emmitouflées parcourir dans leurs traîneaux tirés par des rennes un désert de neige au nord de l’Asie, des pèlerins russes prier à Hébron, un délinquant persan recevoir la bastonnade. On assistait à tout cela. L’espace était anéanti, le temps avait rétrogradé, le « là-bas » et le « jadis » étaient transformés et enveloppés de musique. Une jeune femme marocaine, vêtue de soie rayée, caparaçonnée de chaînes, d’anneaux et de paillettes, sa poitrine pleine à moitié dénudée, s’approchait soudain de vous, en grandeur naturelle ; ses narines étaient larges, ses yeux pleins d’une vie bestiale, ses traits sans mouvement. Elle riait de ses dents blanches, abritait ses yeux d’une de ses mains dont les ongles semblaient plus clairs que la chair, et, de l’autre, faisait signe au public.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 364.

David Farreny, 3 juin 2007
vraiment

Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
cependant

Cependant il faut essayer, forçant sa voix vers la gaieté, vers l’attention, la légèreté, la maîtrise de soi, de ne sembler pas trop fou, pas trop absent, pas trop détaché du monde et de tous ceux de ses minuscules coups de théâtre qui n’affectent en rien le seul essentiel qui vaille, et qui fait tout votre petit malheur. Il faut tâcher de répondre aux questions quelles qu’elles soient, et même d’en poser deux ou trois, pour la bonne mesure, en s’efforçant de ne pas oublier d’attendre les réponses. Vos paroles néanmoins sortent tout de travers, vous avez un chat dans la gorge, vos silences même surviennent mal à propos, se chargeant apparemment, sans qu’on les ait priés de rien, de messages qui sont bien les derniers, même, que vous vous seriez soucié d’émettre.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 34.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
nous

C’est ainsi que j’appris la différence entre pas égal, son égal, mesure égale. Marcher avec d’autres au même pas, fût-ce avec un seul autre, m’avait toujours été insupportable ; j’étais obligé de m’arrêter aussitôt, ou d’accélérer, ou de m’écarter ; même quand je me déplaçais au rythme de mon amie, je nous voyais comme deux êtres sans âme marchant contre le monde. Et quelque chose comme un unisson m’était impossible ; si c’était l’autre, et pas seulement pour chanter, qui me donnait la note, j’étais hors d’état de la reprendre, de la redoubler, de la poursuivre ; même quand, à l’inverse, c’était l’autre qui adoptait ma tonalité, j’étais interrompu sur le champ ; seule la dissonance de la dispute à laquelle cela me poussait en général me préservait du mutisme (aussi bien l’origine de la dispute était-elle souvent que mon amie disait « nous » en parlant de nous deux, un mot qui se refusait à franchir mes lèvres).

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 98.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
volubilité

Six cents ans plus tard, la famille était assemblée autour de la table du déjeuner. Pour l’occasion, le père avait passé un veston de velours. Nous bûmes le vin de ses vignes. C’était un vin de dimanche, grisant, jeune et bavard, dévot, oisif, issu de malvasia, de trebbiano et de sangiovese. Cette litanie des cépages était le début de la volubilité. Nous parlâmes de contrées que ni eux ni nous n’avions visitées, de l’éducation des enfants, de la ville, de l’automne qui approchait, des vendanges.

Baptiste s’était endormi. Nous l’avions couché dans un grand salon frais, obscur, et sur le berceau se penchaient les tableaux champêtres, les bergers jouant du flûtiau, les nymphes dansant au clair de lune, le front et le crâne de saint Jérôme.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 117.

David Farreny, 20 juil. 2014
impréparation

En fait, j’en prends conscience en ce moment même, nous sommes partis au Tibet à peu près dans l’équipement et l’état d’esprit de deux pochards sortant du bar le soir et s’aventurant dans une rue froide. Je rajuste autour de mon cou mon foulard rouge en synthétique, trente centimètres sur vingt, assez peu épais pour être transparent. Il ferait assez bel effet un jour de manif printanière à la Bastille. Notre niveau d’impréparation a quelque chose de forcené.

Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, pp. 20-21.

David Farreny, 30 juil. 2014
bénignité

Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides ; un sentiment restitué et presque cristallin de l’espace, dès qu’on sort, emplit les poumons : on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s’il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que la saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 185.

David Farreny, 19 oct. 2014
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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