figure

Beaucoup souhaitent léguer à la postérité, à défaut d’une œuvre, leur propre figure.

Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, p. 90.

David Farreny, 21 mars 2002
viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
coule

Par moments, des milliers de petites tiges ambulacraires d’une astérie gigantesque se fixaient sur moi si intimement que je ne pouvais savoir si c’était elle qui devenait moi, ou moi qui étais devenu elle. Je me serrais, je me rendais étanche et contracté, mais tout ce qui se contracte ici promptement doit se relâcher, l’ennemi même se dissout comme sel dans l’eau, et de nouveau j’étais navigation, navigation avant tout, brillant d’un feu pur et blanc, répondant à mille cascades, à fosses écumantes et à ravinements virevoltants, qui me pliaient et me plissaient au passage. Qui coule ne peut habiter.

Le ruissellement qui en ce jour extraordinaire passa par moi était quelque chose de si immense, inoubliable, unique que je pensais, que je ne cessais de penser : « Une montagne malgré son inintelligence, une montagne avec ses cascades, ses ravins, ses pentes de ruissellements serait dans l’état où je me trouve, plus capable de me comprendre qu’un homme… »

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 650.

David Farreny, 24 août 2003
distraction

Si l’on essaie un jour de décrire l’économie générale des tabous de notre temps, il ne faudra pas manquer de mettre en contradiction la pudique indignation de notre société devant les spectacles relevant de l’érotisme par exemple, et son indulgence pour la représentation de tout ce qui dégrade les hommes. C’est sans doute qu’elle y a son intérêt et qu’il lui est nécessaire pour se maintenir de donner à ses aliénations réelles le masque rassurant d’ « une saine distraction ».

Roland Barthes, « Le Grand Robert », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 523.

David Farreny, 17 nov. 2004
non-accomplissement

J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.

David Farreny, 9 nov. 2005
rapporte

Nous avons tenu, et la création avec nous, dans la paume tiède, brunie, d’une main dont l’empan n’excédait pas outre mesure le nôtre. Nous avons habité un monde dont les bords, en se relevant, nous épargnaient le vertige des grandes étendues, avec son contre-coup, l’exiguïté sentie de nos embrassements, la tragique finitude de notre condition, son goût douceâtre de néant.

La connaissance vient après, à supposer qu’elle vienne jamais. Elle n’est pas exactement un mal mais elle s’y rapporte. Elle sert à remédier à ce qui, soudain, ne va plus.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 10-11.

David Farreny, 24 nov. 2005
sens

Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 110.

David Farreny, 13 oct. 2006
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
refroidissement

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d’un coup toute ma viande et qu’il soit fini ! mais ce genre de transfiguration est impossible, la faculté de subir et d’endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l’invention. (De l’endurance, j’en ai plus qu’il n’en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 406.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
siens

Un matin, écoutant la radio par hasard — il ne l’avait pas fait depuis, au bas mot, trois ans — Jed apprit la mort de Frédéric Beigbeder, âgé de soixante et onze ans. Il s’était éteint dans sa résidence de la côte basque, entouré, selon la station, de « l’affection des siens ». Jed le crut sans peine. Il y avait eu en effet chez Beigbeder, pour autant qu’il s’en souvienne, quelque chose qui pouvait susciter l’affection, et, déjà, l’existence de « siens » ; quelque chose qui n’existait pas chez Houellebecq, et chez lui pas davantage : comme une sorte de familiarité avec la vie.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, p. 411.

Guillaume Colnot, 12 oct. 2010
compter

Notre intelligence, certes, élucide les énigmes, éclaire les zones d’ombre, démêle les imbroglios les plus complexes, mais tout aussi sûrement on peut compter sur elle pour embrouiller les situations simples et trouver des nœuds dans l’eau.

Éric Chevillard, « mercredi 12 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
effet

Chacun devrait étudier la philosophie et les humanités autant qu’il suffit à se rendre la volupté davantage agréable. Si nos hobereaux, nos chevaliers de cour, nos comtes et d’autres encore en faisaient leur miel, ils s’étonneraient souvent de l’effet qu’a un livre. Ils croiraient à peine que Wieland rehausse le champagne, que sa riche couleur rosée, son voile d’argent et sa vapeur étoffée eux-mêmes sublimeraient le plaisir qu’offre une paysanne bonne et souple.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 133.

David Farreny, 23 oct. 2014
roussis

Il faut me croire. Tout me reste, la paix très particulière d’un dimanche matin de printemps sur la sous-préfecture assoupie, le frais soleil qui éclipse, presque, l’octobre éternel du grès permo-carbonifère, la rue familière qui contourne l’école maternelle où va bientôt s’achever ma scolarité et qui mène au sombre hôtel Renaissance. Celui-ci abrite, outre la bibliothèque, les petites classes du primaire, le conservatoire de musique et l’harmonie municipale, le dispensaire de santé publique, le siège des organisations syndicales et celui de la société savante.

Un guichet, percé dans l’épaisse porte cochère, toujours fermée, ouvre sur une cour pavée de galets de rivière. Une galerie à arcades mène, à droite, à l’entrée dont le linteau est gravé de trois bucranes, les armes de la famille de robins qui a fait bâtir l’édifice au temps du roi François. Il faut gravir deux larges volées de marches, creusées par l’usure, sous l’œil exorbité de mascarons sculptés dans les angles de la cage d’escalier. Le mot « bibliothèque » est peint, en anglaises jaunes, sur un cartouche vissé dans l’étroite porte grise à deux battants. Je ne sais plus si j’ai emboîté le pas à mon père ou s’il m’a poussé devant lui après l’avoir ouverte. Mais je me rappelle avec une netteté parfaite le sentiment terrible, trop grand, trop lourd pour moi, qui m’a submergé au premier regard. On ne pouvait donc grandir comme il convient, agir à bon escient qu’à condition de fréquenter, d’absorber ces volumes roussis, flétris, entassés du sol au plafond ! Une tristesse sans nom, sans fond a supplanté la fête que je me faisais de découvrir ce lieu, les découvertes, révélations, ivresses que j’en attendais. Le même découragement me prendrait, aujourd’hui, à l’autre bout du temps, si la scène me repassait sous les yeux.

J’ai eu, à six ans, l’intuition immédiate, intemporelle, adéquate de ce que tous ces livres étaient morts, n’enfermaient rien qui réponde à mes attentes. Tout le disait, le criait, leurs dos fourbus, effacés, la poussière fine, très noire, déposée sur la tranche supérieure, l’odeur légèrement âcre, d’automne qu’ils exhalaient et qui se mêlait à celle de vieille pierre, de cave, d’hiver, de passé du grès.

Mais je n’avais pas le choix. Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c’est aux grimoires qu’il fallait aller parce que, comme je l’avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu’ils jettent une clarté dans la pénombre environnante.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 29.

David Farreny, 22 mars 2024

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