bataille

La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
public

Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.

Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 27.

Guillaume Colnot, 28 août 2003
admirables

Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.

Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.

David Farreny, 2 juin 2005
beaucoup

Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.

David Farreny, 21 oct. 2005
chagrin

À force de vivre enfermé, enfoncé dans ma mémoire et mes pensées, le « monde » agit sur moi avec une force exagérée, dérangeante. Je redécouvre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, comme on disait. Ça va même un peu plus loin. Il me semble percer, malgré moi, jusqu’à la « nihilité de notre condition ». Je pense à Faulkner : « Entre le chagrin et le néant, j’ai choisi le chagrin. » Et en même temps, c’est comme si je regardais de derrière une vitre.

Pierre Bergounioux, « dimanche 21 octobre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 347.

David Farreny, 25 mars 2006
s’abîme

Après la fournaise de la route Salonique-Alexandropolis, le bonheur que c’est de s’asseoir devant une nappe blanche, sur ce petit quai aux pavés lisses et ronds. Pendant un instant, les poissons frits brillent comme des lingots dans nos assiettes, puis le soleil s’abîme derrière une mer violette en tirant à lui toutes les couleurs.

Je pense à ces clameurs lamentables qui dans les civilisations primitives accompagnaient chaque soir la mort de la lumière, et elles me paraissent tout d’un coup si fondées que je me prépare à entendre dans mon dos toute la ville éclater en sanglots.

Mais non. Rien. Ils ont dû s’y faire.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 89.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
idiotie

Le désir m’avait déserté depuis si longtemps que j’avais le sentiment d’avoir tout à réapprendre. Une petite étincelle se rallumait, là, dans mon ventre. Ce n’était certes pas l’annonce d’une déferlante, aussi n’entrepris-je pas l’externe, doutant de la solidité de mon assise. Mais j’aurais pu le contempler pendant des heures, descendre grâce à lui aux confins de l’idiotie, là où le désir ne peut conduire qu’au désir, et la fin du désir à un nouveau désir. Je ne crois pas que ce garçon ait eu en main toutes les cartes pour deviner à quelle sauce j’étais en train de le manger, mais il avait assez de jeu pour comprendre qu’il était investi d’une mission qui dépassait de beaucoup ses attributions médicales. Avec infiniment de tact il endossa ses habits de modèle de mes rêveries, et quand son enquête, objet premier de sa visite fut achevée, il flotta encore quelques instants, souriant et indécis, me laissant un peu de temps pour redescendre sur terre, puis prit congé, content d’avoir joué un rôle, même sans savoir lequel. Un beau brin d’externe, vraiment.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
jamais

Le répit n’est jamais qu’un instant de la trépidation.

Éric Chevillard, Commentaire autorisé sur l’état de squelette, Fata Morgana, p. 70.

David Farreny, 30 déc. 2007
canines

Ô rictus faussement souriants, ô mon amour déçu. Car j’aime, et lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m’offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m’émeut et je l’aime, mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus. Ô pauvres rictus juifs, ô las et résignés haussements d’épaules, petites morts de nos âmes.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 10.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
tronqué

En tout point de ce livre-ci se présentent des sorties vers tous les autres livres, ou d’augustes portails, semblables à ceux de parcs magnifiques et profonds qu’il faudrait visiter en chemin mais dont nous sentons bien que pour en goûter l’enchantement, ou pour en apprécier comme il le mérite l’ordonnancement savant, il faudrait non pas nous arrêter là quelques heures mais séjourner longuement, et soumettre nos impressions aux variations de la lumière, des conditions atmosphériques, des saisons de l’année et des âges de la vie. Tout sens est deuil du sens, renonciation, choix forcé, destin tronqué, mais c’est cela ou rien. Pourtant nous n’oublions pas que nous aurions pu consacrer notre existence, aussi bien, à la compréhension presque totale de l’Aréopagite et de ses liens avec la mystique rhénane, à l’entretien ruineux du jardin de Kinloch Castle, sur l’île de Rum, dans les Hébrides, au soulagement des épreuves des immigrés clandestins dans le camp de rétention de Sangatte, près de Calais, ou bien à la connaissance impeccable, et qu’il faudrait avoir simultanément présente à l’esprit, en permanence, du réseau des chemins et sentiers d’un triangle Estramiac-Pessoulens-Tournecoupe. Il faudrait un aleph. Et le vrai sujet de ce livre, c’est son impuissance à entrer dans son sujet ; c’est K. tournant autour du Château ; c’est Bloch ne comprenant pas qu’il fatigue parce que le sens lui-même est fatigué et que l’usage du monde, la politesse, la distinction, la culture elle-même, c’est le clair sentiment de cette fatigue du sens, auquel il ne faut pas trop demander, ni porter une foi trop vive.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 242-243.

David Farreny, 10 mai 2009
voulait

Elle a senti son cœur sous sa peau brûlante qui battait. Puis il l’a embrassée comme si elle avait dans la bouche quelque chose qu’il voulait. Des mots, sans doute.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 25.

Cécile Carret, 19 déc. 2010
autant

Ce processus de la propagation du genre débouche dans la mauvaise infinité du progrès. Le genre se conserve seulement moyennant la disparition des individus qui, dans le processus de l’accouplement, ont rempli leur destination, et, pour autant qu’ils n’en ont pas de plus haute, vont, par là, à la mort.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le rapport des sexes », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 325.

David Farreny, 7 fév. 2011
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013

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