rationnelle

La sédentarité défiante, opiniâtre qu’on pratiquait était rationnelle.

Pierre Bergounioux, La puissance du souvenir dans l’écriture, Pleins Feux, p. 18.

David Farreny, 23 mars 2002
réalité

La réalité est autre. La réalité est une marâtre.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 81.

David Farreny, 5 juin 2002
valeur

Je descends par un petit raccourci boueux, entre deux longs murs, pour porter mes lettres à la poste. Je regarde la terre noire et jonchée de minces débris de plante et les souvenirs sont là. D’abord, je ne sais pourquoi, une promenade que je fis avec Olga sur les quatre heures du matin, en juin, dans la rue Eau-de-Robec ; cette nuit-là nous ne nous sommes pas couchés. Ensuite un chemin d’Arcachon, tapissé d’aiguilles de pin, où nous marchions, le Castor et moi, entourés d’un silence poitrinaire ; ça sentait la mer, le sable chaud et la résine. J’ai essayé de penser : j’ai eu tout cela, moi. Comme mon Roquentin qui essaye de penser qu’il a vu le Gange et le temple d’Angkor. Et ça n’a rien donné. Ce que j’aurais voulu surtout, c’était sentir ce personnage maussade et croûteux — qui portait comme chaque jour des lettres à la poste — revêtu de la passion et, pourquoi pas, de la grâce que je pouvais avoir en cette nuit de Rouen. C’était un moment de ma vie qui avait eu une valeur. […]

Cette nuit-là est embaumée ; j’avais une valeur — elle aussi, j’en suis sûr ; je n’étais pas très heureux, je n’avais aucun espoir mais nous étions ensemble et je l’avais à moi pour toute la nuit, et la nuit nous enserrait de tous côtés, c’était inutile de chercher à savoir ce qui arriverait le matin (par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi). Je crois vraiment que cette nuit fut pour moi un moment privilégié ; je me demande quel souvenir elle en a gardé. Peut-être aucun, peut-être avait-elle des arrière-pensées que je ne soupçonnais pas, peut-être la haine du lendemain lui a masqué pour toujours l’abandon de cette nuit. Et puis ce n’est plus la même Olga, ni pour moi ni pour elle. Et moi je ne suis plus le même. C’est ce que je voulais noter ici — et puis je me suis laissé entraîner à décrire cette nuit. Quand le souvenir est venu, je lui ai adressé comme un appel, j’aurais voulu qu’il me colorât discrètement, qu’il me sortît de ma sale peau crasseuse de militaire. Et, en un sens, il a bien répondu, il s’est donné à moi tout autant qu’il pouvait, il s’est ouvert devant moi comme une mère gigogne et a laissé échapper tout un tas d’autres petits souvenirs. Mais il n’a pas fait ce que je lui demandais : il n’a pas mordu sur moi. Ce que je voulais être en somme, c’était l’homme qui a vécu cette nuit. Je ne voulais pas seulement qu’elle fût devant moi, comme un fragment du temps perdu, mais que ma passion d’alors fût en moi comme une vertu. Je voulais justement que ce temps perdu mais vécu avec tant de force ne fût pas, justement, du temps perdu. […] Je me sentais si grêle, si malingre sur ce sentier boueux, tellement « militaire qui va mettre ses lettres à la poste » et seulement cela, que j’aurais voulu m’engraisser de toutes mes amours et mes peines passées. Mais en vain : je me suis senti totalement libre en face de mes souvenirs. C’est la rançon de la liberté, on est toujours dehors. On est séparé des souvenirs comme des mobiles par rien, il n’est pas de période de la vie à laquelle on puisse s’attacher, comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole ; rien ne marque, on est une perpétuelle évasion ; en face de ce qu’on a été on est toujours la même chose : rien. Je me sentais profondément rien en face de cette nuit passée, elle était pour moi comme la nuit d’un autre. J’avais pressenti cette faiblesse désarmée du passé, dans La nausée, mais j’avais mal conclu, j’avais dit que le passé s’anéantit. Cela n’est pas vrai, il existe toujours au contraire, il existe en soi. Seulement il n’agit pas plus sur nous que s’il n’existait pas. Ça n’a aucune importance d’avoir ce passé-ci ou ce passé-là. Il faut, pour qu’il existe, que nous nous jetions à travers lui vers un certain avenir ; il faut que nous le reprenions à notre compte pour telle ou telle fin future. C’est un acte de liberté qui décide à chaque fois de son efficacité et même de son sens. Mais il ne sert à rien d’avoir couru le monde, éprouvé les passions les plus fortes, nous serons toujours, quand il le faudra, ce soldat vide et pauvre qui s’en va porter ses lettres à la boîte ; toute solidarité avec notre passé est décrétée dans le présent par notre complaisance.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 13 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 587-589.

David Farreny, 27 déc. 2006
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
voulant

C’est qu’il boit toujours, Roulin ; mais cela ne marche plus comme avant. Cela ne donne plus ce corps violent, voulant, que la jeunesse comme hors d’elle-même suscite, cette pure gloire faite chair, Augustine est bien vieille, et même les petites écaillères, leur œil de côté, leur bras blanc, si par chance ou aveuglement elles vous prenaient pour un satrape, on poserait en vain la main sur elles : pourtant on les regarde avec les mêmes yeux qu’on avait à Lambesc, et leur corps est le même, lourd, prodigieux. Il semble que tous les amis avec qui vous buvez ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats, ils ne daignent plus voir que sous la casquette des Postes une espèce de prince chante et tient des propos intelligents, d’ailleurs le prince parle peut-être moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur n’a pas comprises, et il sait qu’il ne les comprendra plus, que le prince donc ne les dira pas.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
alvéole

La nuit était maintenant si noire que seul le bruit plus clair de mes bottes m’a appris que j’avais regagné la route. À quelques mètres de la maison, deux yeux dorés et brûlants qui perçaient l’obscurité à hauteur de ma ceinture m’ont fait tourner la tête : ceux d’un matou, aussi blanc et, pour son engeance, aussi gros que le cheval, qui s’était blotti dans un muret. Son corps épousait exactement les bords de la cavité laissée par un moellon que le vent (que lui ?) avait fait chuter. Il ne laissait dépasser que ses moustaches où une miette de morue était restée prise et ce n’était pas cette nuit-là que l’on l’aurait délogé de son alvéole. Son museau froncé n’exprimait que ressentiment et dépit. Que faisait-il donc dehors dans cette furieuse bourrasque alors que dans les chaumières barricadées derrière leurs volets tirés et une obscurité trompeuse, il y avait – je le sais – un âtre où se tord la tourbe, un coin éclairé où les femmes tirent l’aiguille, et les gamins, la langue, sur leurs devoirs écrits avec une plume à bec d’acier qui accroche et grince ? Un étalon : passe encore. Je conçois qu’un cheval, surtout de la taille de celui qui venait de me quitter, pose au coin du feu – et quel que soit son bon vouloir – un problème volumétrique que même un écolier fort en thème aurait du mal à résoudre. Mais un chat ? Flagrant délit de larcin de poisson séché et foutu à la porte ? Il faudra que je m’informe.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 33.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
assis

Nous gagnâmes tous deux un escalier dont nous dûmes tenir ferme la rampe, retrouvâmes le restaurant où des assis d’un nouveau genre, qui s’étaient attablés afin de dîner bien qu’il ne fût que dix huit-heures, n’avaient pas assez de mains pour tenir leurs couverts et retenir leurs verres, qui valsaient, cependant que les serveurs déplaçaient leurs plateaux par étapes, prenant appui sur les tables libres où les plats, heureusement conçus sans sauce, froidissaient.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 92.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
auget

Devant l’étagère à livres. Je m’en sortis un dont la couverture illuminait à peu près convenablement ma face ; dos de cuir vert foncé avec étiquette vert clair : “J.A.E. Schmidt, Manuel de la langue française, 1855”. Je l’ouvris au hasard page 33 : “Auget = petit canal de planche où l’on enferme le saucisson de poudre” – je me pinçai la cuisse pour m’assurer de mon existence : saucisson de poudre ? ? ! ! (et de toute ma vie, cet “auget” je ne l’oublierai plus ; c’est une punition que d’avoir une mémoire en acier trempé !).

Arno Schmidt, « Un météore en été », Histoires, Tristram, p. 84.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
air

Il tenait en main un plat d’œufs mimosa qu’il a posé sur la table en me saluant. Je l’ai trouvé plus petit que d’habitude avec son plat. Comme il ne disait rien de spécial, et qu’il avait l’air de considérer que je faisais partie des meubles, j’ai dit que j’aimais bien les œufs mimosa. Attends, a-t-il dit, tu vas voir le lapin, et il est retourné vers la cuisine. J’ai cru un instant qu’il allait m’apporter le lapin pour me le montrer, mais ce n’était évidemment pas ça. Je suis resté encore un moment dans la salle à manger, les mains dans les poches, de l’air du promeneur tranquille, mais qui se trouve face à une bifurcation.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
caducité

La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.

David Farreny, 8 nov. 2012
derechef

Que les âges traversent des périodes d’agitation ou de calme, ils suivent implacablement un temps linéaire. L’Histoire, ce prétendu règne du nouveau, progressant plus par à-coups que par douceur, l’Ecclésiaste ne la perçoit ni ne l’éprouve. Chez lui, aucune sensibilité héraclitéenne. Les eaux du fleuve dans lequel les humains pataugent et se noient circulent en circuit fermé. Une génération s’en va, une génération s’en vient, mais l’humanité ne change pas. « Ce qui se fait se fera derechef. » Ce qui adviendra est déjà advenu. Les hommes n’ont aucun avenir. Ils rejouent leur passé. Rien ne leur sert d’attendre le meilleur ou de craindre le pire. Tels qu’en eux-mêmes le Temps les fige et ce qu’ils appellent la vie n’est que l’image mobile de la mort […].

Pour l’Ecclésiaste, il en va ainsi des phénomènes naturels qui servent de décor à cette interminable et monotone tragicomédie. Que fait d’autre le soleil sinon toujours se lever puis se coucher, puis se lever encore ? Les vents qui tant de fois changent de direction, n’est-ce pas leur invariable activité ? Et les rivières qui depuis toujours se jettent dans la mer, l’ont-elles jamais remplie ? Il faut bien s’y résoudre : qu’il soit celui des éléments de la nature ou celui des événements historiques, le temps n’a rien d’un devenir mais d’un redevenir : « Rien de neuf sous le soleil. » Eadem sunt omnia semper, répétera quant à lui le poète Lucrèce, un autre membre du club des penseurs mélancoliques. Si les humains ne voient pas que « ce qui est arrivé arrivera encore », c’est parce que ce qui vient juste d’apparaître sous leurs yeux n’est pas assez vieux pour se révéler n’être qu’une redite et, aussi, parce qu’ils répugnent à renoncer à l’espoir, source des illusions du progrès et de la salvation. L’homme de foi crédite Dieu d’un talent d’improvisateur et de novateur et de la bonté d’un rédempteur. En proie à l’ennui, l’Ecclésiaste ne Lui reconnaît que le génie de la rengaine et du radotage et un don évident pour l’indifférence.

Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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