bord

Ce n’est point qu’elle fût laide, madame Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain des gestes un peu trop rapides, ou un peu trop furtifs.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, p. 136.

Bilitis Farreny, 12 oct. 2003
autrefois

Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
nombre

Il leur a donc fallu une heure pour traverser le petit pré. Les voici, leur sang jeune a tenu bon, leurs corps excités et déjà épuisés, mais tendus par leurs plus profondes réserves vitales, ne s’inquiètent ni du sommeil ni de la nourriture dont on les a privés. Leurs visages mouillés, éclaboussés de boue, encadrés par la jugulaire, brûlent sous les casques tendus de gris et qui ont glissé en arrière. Ils sont enflammés par l’effort et la vue des pertes qu’ils ont éprouvées en traversant la forêt marécageuse. Car l’ennemi, averti de leur approche, a dirigé un feu de barrage de shrapnells et d’obus à gros calibre sur leur route, un feu qui a déjà éclaté dans leurs groupes en pleine forêt et qui fouette en piaillant, en éclaboussant et flamboyant, le vaste champ raviné.

Il faut qu’ils passent, les trois mille garçons enfiévrés venus en renfort, il faut qu’ils décident, par leurs baïonnettes, de l’issue de cet assaut contre les tranchées et les villages en flammes, derrière la ligne de collines, et qu’ils poussent l’attaque jusqu’à un point fixé par l’ordre que leur chef porte dans sa poche. Ils sont trois mille, pour qu’ils soient encore deux mille lorsqu’ils déboucheront devant les collines et les villages ; tel est le sens de leur nombre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 815-816.

David Farreny, 16 juin 2007
cuirasse

Se voir en prédécomposition, parcheminé, strié de rides horizontales, d’un jaune-brun douteux, uni, n’incite pas à la rêverie. C’est au contraire un stimulant pour l’esprit, qui doit faire un va-et-vient aigu entre la tête de mort que la glace réfléchit et le flux puissant des forces vives, l’amour, le passé, le temps, la politique, l’ennui. Lorsque l’heure vint, installé dans l’œil du cyclone, centrifugé par la chimie, haché, épars, renvoyé les os brisés aux silences de Stalingrad, aux déchirures de Verdun, c’est sur le souvenir de mon amour fou d’Antoine que je m’appuyai pour lutter contre les aubes naissantes, le sommeil sans repos, le goût douceâtre, révoltant, des choses, leur fadeur inadmissible, l’inadéquation soudain profonde, définitive, de mon corps aux contours du monde. Jolie cuirasse en vérité. Car c’est bien avec mon corps que cette partie-là s’est jouée, la modification de son équilibre tactile, le glissement de son odeur, ces petites avancées vers l’inconnu chaque fois plus imperceptibles, sournoises.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 31 oct. 2007
conduite

— On frappe. Il n’ouvre pas. On bousille sa porte. On entre. On fouille partout. On s’explique pas.

— On dit rien. Rien.

— Ou bien on frappe, il ouvre, on lui demande une fois où est le fric, il le donne, on repart.

— Il le donne pas. On le massacre. Il le donne. On repart.

Pétapernal fit une moue. Mandex la modéra, dit en tout cas, on s’explique pas.

Ils n’avaient pas envie de se répéter ni de développer les faits que Papantoniou connaissait parfaitement. Pas les prendre pour des idiots. Ils avaient, de concert, défini une ligne de conduite qui se résumait à être bien dans toutes les situations. Faut qu’on soit bien. Quand ils se répétaient être bien, la tranche de leur main fendait l’air pour partager des plans de symétrie, bloquer des faits en volumes. Ne se chevauchaient que les projets. La peau, également, de leur front, se tendait. L’absence de rides épousait le rivage d’un bien souhaité. Le visage lisse, déserté de soucis, Mandex enfonça le bouton de sonnette d’un index net. Bien, oui, voilà. On fait ça, on appuie sur le bouton de sonnette, on n’est pas autre part. on n’hésite pas. on ne s’en parle pas. on ne se dit pas je fais ci, je fais ça, on le fait. Oui.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 54.

Cécile Carret, 9 déc. 2009
faudrait

Faudrait un sursaut de main, un levier pour soulever cette mélancolie massive, collante, face au monde et à vivre. Repartir du mimosa par exemple qui boule jaune dans mon coin clope au lycée. Ou bien cette nécessité de la révolte pour refuser cette vie – peau de chagrin imposée au plus grand nombre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 45.

Cécile Carret, 4 mars 2010
quiétude

Le délice de ces matinées : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café, la quiétude insexuelle, la vacance des agressions.

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil.

David Farreny, 27 mars 2010
habitude

Je sens que le couple avec qui je passe la soirée est amant-maîtresse. Une certaine gêne devant moi, pour cacher un autre ton qu’on surveille, pour n’en rien laisser paraître, le ton de l’amour. Un certain empressement qui est celui de l’homme amoureux ; une habitude d’être ensemble, qui se devine, sous la convention mondaine. Une atmosphère d’amour qui les trahit, bien qu’ils soient sur leurs gardes. La façon familière qu’a la femme d’entrer dans la voiture de l’homme, cette voiture-là, et pas une autre ; elle s’y installe, comme un chien à sa place familière.

Paul Morand, « 15 décembre 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 390.

David Farreny, 2 sept. 2010
soudain

J’ai fini par prendre une douche d’où je suis sorti nu, ayant oublié que les fenêtres l’étaient tout autant, et me retrouvant devant la vitre, face à une jeune fille qui, à la fenêtre d’en face (la salle de bains donnant sur une rue assez étroite), me regardait sans sourciller. Je ne cherchais pas à couvrir une nudité qui, d’une certaine façon, me protégeait plus que si j’avais caché sous une serviette mon corps de quasi-quinquagénaire : elle signalait ma bonne foi, cette nudité, surtout en pays luthérien, naguère réputé pour la liberté de ses mœurs et aujourd’hui politiquement correct, comme le reste de l’Europe, ma nudité attestant aussi bien de mon innocence, laquelle me donnait envie de sourire, sans que ce sourire en amenât un sur les lèvres de la jeune fille qui se tenait debout, comme moi, les bras ballants, ses cheveux raides et blonds mangeant un visage dont elle appuyait le front sur la vitre, j’allais dire sur la nuit, de sorte que je ne pouvais voir si elle était jolie, son attitude me le suggérant néanmoins et mon sexe se dressant peu à peu, presque douloureusement, comme s’il en appelait non pas aux paumes ouvertes de la jeune fille ni à sa bouche ou à son ventre, mais à la nuit claire et glaciale, que je désirais soudain heureuse.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 376.

David Farreny, 27 sept. 2012
chevillé

Chevillé au corps, le style est aussi une malédiction, comme tout ce qui nous constitue, il pèse. L’écrivain peut en être las, comme de son éternelle figure, de ses réflexes, de toutes ses façons d’être si prévisibles. C’est une ornière encore, même si elle s’écarte des sentiers battus, même si elle est moins rectiligne que l’ordinaire sillon, moins parallèle aux autres sillons, même si le tour d’esprit qui en ordonne le tracé est décidément mal adapté au joug conçu pour la double échine d’une paire de bœufs. Il va devoir s’y résoudre, pourtant, au risque aussi de la solitude et du malentendu.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
existence

On croit que la belle page de l’écrivain est le reflet d’une riche existence, alors qu’elle est cette existence accomplie.

Éric Chevillard, « mardi 4 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

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