Norvégiens

Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt.

Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, p. 18.

David Farreny, 22 mars 2002
bistrot

L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut ; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mette à la porte.

Ladislav Klima.

David Farreny, 28 mars 2002
noire

Il faut aimer une eau noire.

Il faut aimer une eau si noire que le bleu du ciel bleu, lorsque malgré tout il s’y mire, à travers les branches, et le blanc des nuages boursouflés que chahute l’autan, voient leur azur et leur candeur — sans s’altérer, bien au contraire, sans rien déchoir de leur franchise et de leur élévation — se ranger en courant, en se tendant, en se creusant, entre les avatars, et parmi les plus noirs, de la noirceur.

Noirs sont les bruns, noirs sont les verts, noire l’heure, noir son reflet.

Tout n’est que reflet, sous ces couverts ruisselants : la terre trop grasse, les générations de feuilles mortes, ces phrases, le sous-bois tout entier. Reflet cette lumière de mystère policier, de jardins sous la pluie, de découverte archéologique et de plaisirs de serre. Reflet le fond même de la mare, tel qu’on arrive à le distinguer parfois, si l’on sait écarter en esprit les vapeurs qui le sillonnent, dans leur course distraite vers l’Albret, vers l’Armagnac et l’océan. Et reflet ce reflet, bien sûr, de nos attendrissements usés, de nos mélancolies, de nos lectures anciennes et de nos espérances. En le miroir laqué que trouent les continents torturés des morènes, l’image des choses est plus près de leur essence, celle de l’arbre, du soir, de la promenade et de la solitude, que ne le seront jamais ces troncs penchés eux-mêmes, ces bambous trop serrés, cette eau sourde faite terre et qui geint sous le pas, à moins qu’elle ne menace. Le bâton détrempé que nous jetons pour faire clapoter la forêt, onduler la clairière, le silence sortir un instant de ses retranchements broussailleux, il noue quand il retombe, malheureux bout de bois, tous les pans captieux du décor : aussitôt ils sont le drame, au lieu de n’être que son lieu.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 11.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
surcroît

Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 13 mai 2007
fête

« Oh ! l’amour, tu sais… Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d’autre part c’est une puissance très solennelle et très majestueuse — beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse —, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps —, parce qu’elle est l’histoire et la noblesse et la pitié et l’éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !… Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes ! »

Il n’ouvrit pas les yeux après avoir parlé ; il resta tel sans bouger, la tête dans la nuque, les mains, qui tenaient le petit porte-mine en argent, écartées, tremblant et vacillant sur ses genoux. Elle dit :

« Tu es en effet un galant qui sait solliciter d’une manière profonde, à l’allemande. »

Et elle le coiffa du bonnet de papier.

« Adieu, mon prince Carnaval ! Vous aurez une mauvaise ligne de fièvre ce soir, je vous le prédis ! »

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 392-393.

David Farreny, 3 juin 2007
catimini

Ils cassent toutes les pierres, soi-disant pour voir comment fut fait le monde. On leur montre une majestueuse pyramide de rochers, et c’est au mieux un laccolithe : parle-t-on d’un glacier, ils deviennent pensifs et débattent sur la possibilité qu’il offre de contenir ou non des habitants d’un village lacustre avec leur loulou-des-tourbes (joli nom, ça).

À mi-chemin entre Dombas et Jerkin, un pauvre bloc de pierre sur lequel je m’étais assis excita ces messieurs au plus haut point ; je dus bel et bien me lever et laisser mon siège à leur voracité : tandis qu’ils le cassaient en morceaux, ma personne s’éclipsa en catimini ; semel in anno licet insanire.

Si donc j’évite si possible les géologues, il n’en demeure pas moins que j’aime leur science, surtout à la fin de l’automne. (Frau Doktor prêtait l’oreille derrière une nébuleuse d’Orion de fumée de cigarettes ; autrement non plus on n’aurait pu voir ses yeux, car bien sûr elle portait des lunettes.)

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 54.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
pense

Et les “lecteurs” – ahmondieu. Les “lecteurs” sont ceux qui disent toute leur vie “parapluie” pour une chose à la vue de laquelle un écrivain pense “une canne en jupon” !

Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
bidule

L’excès de sérieux de ce bidule, sa constance, son obstination cessa soudain de les intimider. S’ensuivit une phase de familiarisation durant laquelle ils lui firent prendre des formes. Docile, elle couvrit l’abat-jour, pendouilla à l’espagnolette, aux patères, s’enroula dans la plante verte, occupant chaque fois la place avec un confort immédiat, puis s’affalant, k. Ils se l’envoyèrent d’un bout de la pièce à l’autre, tentant d’un coup de poignet rétro de la faire revenir, façon boomerang, qu’elle refusa d’ailleurs d’imiter, et, incapable de virer, elle alla s’écraser contre le mur sans rebondir, glissa pour s’avachir au sol et s’aplatir aussitôt, comme une crêpe butée, une crêpe qui aurait désiré rester crêpe contre vents et marées, k.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 112.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
protestantisme

L’origine de la révolte généralisée dans laquelle nous vivons, c’est la Résistance ; les résistants ont ennobli, glorifié, mis au goût du jour ce nouveau protestantisme ; il n’y aura bientôt plus que des révoltés, d’abord côte à côte, puis, lorsque l’objet de la révolte aura disparu, face à face.

Paul Morand, « 5 août 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, pp. 302-303.

David Farreny, 26 août 2010
entrepreneurs

Ensuite, nous avons conversé plutôt librement, eux et moi, et en fait c’étaient des entrepreneurs, un couple d’entrepreneurs. Ils travaillaient dans le plomb. À les entendre, plus personne ne voulait de plomb, avec les nouvelles normes, et pourtant, m’a dit l’homme, qui allait nettement mieux, il en faut bien, du plomb, non ? J’ai dit si, en cherchant dans ma tête qui pouvait bien avoir besoin de plomb, aujourd’hui, à part les chasseurs, puis l’homme a dit que ce n’était pas si grave, en fait, que depuis quelques temps ils s’étaient spécialisés dans la fabrication de baguettes profilées à destination des verriers, pour les vitraux d’église.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 31.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
labour

Retour, rebouffe, petit cognac et foncé dans le tas. Parlé dix minutes devant deux cents personnes, puis film. Dix bouquins vendus à l’entracte – dédicacés. Les noms, les noms bizarres qui existent qu’on ne supposerait jamais. De grosses demoiselles les yeux baissés, des types en blouson. Des médecins. Ce qui plaît le plus c’est la steppe. Tout ce public confiant comme des bœufs de labour. Je me couche.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 57.

Cécile Carret, 18 juin 2012
écrivain

L’écrivain est l’homme le plus insignifiant au monde. Il est vide, complètement vide. Sa consistance se trouve dans ses livres.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
vivre

« Je viens de relire en courant tout ce qui précède. Il me semble que je suis encore le maître des jours que j’ai inscrits, quoiqu’ils soient passés. Mais ceux que ce papier ne mentionne point, ils sont comme s’ils n’avaient point été. Dans quelles ténèbres suis-je plongé ? Faut-il qu’un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse humaine, le seul monument d’existence qui me reste ? L’avenir est tout noir. Le passé qui n’est point resté l’est autant. » Delacroix.

Utilité du Journal.

Ce qui n’a pas été écrit n’a pas existé. Limbes.

Le plus terrifiant : ce que j’ai vécu mais n’est pas écrit risque d’exister pour les autres, qu’ils l’effacent en l’écrivant eux-mêmes ou, plus probablement, en l’oubliant.

Il ne s’agit donc pas d’empêcher la fuite du temps. Il s’agit d’empêcher les autres de me vivre (à la façon dont ils vivent tout : en salopant).

Philippe Muray, « 10 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 21.

David Farreny, 28 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer