mangent

Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.

Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.

David Farreny, 24 mai 2002
traces

Mais si les mots paraissent vivre lorsqu’on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu’à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 573.

David Farreny, 11 nov. 2008
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
initiale

À rebours de cela, et pour contredire le stéréotype critique qu’est à son tour devenue la hantise du stéréotype dans la création littéraire, outre le fait qu’une métaphore qui était un cliché lorsque Proust l’employait ne nous gêne plus dès lors que ce cliché n’en est plus un aujourd’hui, il faut surtout relever ceci : il est peu d’événements de langue aussi bouleversants qu’une phrase rendant subitement sa raison d’être initiale à un stéréotype, libérant, par la façon dont ce dernier est pris dans un mouvement de langue qui l’excède, la puissance qui l’a justement élevé au rang de cliché, lui redonnant vie en le décollant, en l’arrachant à son destin de cliché.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 22.

Cécile Carret, 26 août 2009
matière

Il la renifla, la goûta du bout de la langue. Rien. Il la posa sur un bureau. D’où elle chercha à descendre. Tomba. Chtkk. Il la ramassa, la reposa. Après un petit temps, comme afin de ne pas contrarier celui qui l’avait posée là, elle reprit le chemin du bord du bureau et tomba. Chtkk. Il recommença, la déposa de nouveau, et toujours le même cinéma, cherchait le sol, s’écrasait.

Surtout, elle rendait un son à retardement : elle tombait ; une seconde passait ou un quart ou un dixième de seconde passait, et le bruit de sa chute, ce chtkk, leur parvenait, comme si, intérieurement et plus loin, un second objet entrait en collision pour délivrer du bruit, avec le même infime mais perceptible retard du son du starter sur la fumée ; une sorte d’incohérence des événements ou d’esprit d’escalier, le souvenir que les lois physiques décrivant le monde imposaient de rendre un son après une percussion, ou un besoin de réfléchir, une malice. Ils la jetèrent contre le mur où elle tenta de s’aplatir, friande de nouveaux espaces mais comprenant peut-être subitement la gravité ou l’incorporant dans son programme, ne trouva pas à s’accrocher et dégringola. Le son du heurt sur le mur n’arriva qu’en chemin vers le sol, chtkk, et le son de la chute au sol qu’après encore, chtkk.

C’était une matière étrange, presque mal fichue, une sorte d’erreur, mais pas totale, qui cherchait le plat. On avait dû se borner à ne lui apprendre que le plat, à n’être bien que sur du plat, au sol, et elle s’y cantonnait, n’y bougeait plus. Cette façon de se blottir à plat, pitoyable, affectueuse, donnait envie de l’adopter.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
tuile

Le passage de l’idéalité dans la réalité se présente aussi, d’une manière expresse, dans les phénomènes mécaniques bien connus, à savoir que l’idéalité peut tenir la place de la réalité, et inversement ; et c’est seulement la faute de l’absence-de-pensée propre à la représentation et à l’entendement, si ceux-ci ne voient pas surgir, de cette échangeabilité des deux moments, leur identité. […] Dans la grandeur du mouvement, la vitesse, qui est le Rapport quantitatif seulement de l’espace et du temps, remplace aussi bien la masse, et, inversement, le même effet réel se produit lorsque la masse est augmentée et celle-là diminuée à proportion. — Une tuile, prise pour elle-même, n’assomme pas un homme, mais elle ne produit cet effet que par la vitesse acquise, c’est-à-dire que l’homme est assommé par l’espace et le temps.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le lieu et le mouvement », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, pp. 202-203.

David Farreny, 7 fév. 2011
possessions

Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le regagner par force, fût-ce transformé, fût-ce amoindri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en apparence (et c’est le cas la plupart du temps). Sa nature relève donc du suicide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde — à titre d’essai seulement, bien sûr —, sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. Ce célibataire avec ses vêtements minces, son art des prières, ses jambes endurantes, son logement dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son existence morcelée, appelée à ressortir cette fois encore après longtemps, ce célibataire tient tout cela rassemblé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bonheur quelque infime bibelot, ce ne peut être qu’en en perdant deux qui lui appartiennent. Telle est naturellement la vérité, une vérité qu’on ne peut montrer aussi pure nulle part.

Franz Kafka, « Eh  ! dis-je, et je lui donnai... », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 19 nov. 2011
route

C’est l’heure où l’odeur qui vient de l’allée des tilleuls fait vaciller la lumière. Mais la diligence encense et grogne. Il faut prendre la route où la chaleur arrive par le courrier de dix heures quand les premiers papillons Vulcain posent leur écharpe le long des fossés. D’ici là j’ai tout le temps de m’arrêter aux premiers villages bleus d’enclumes, de revoir quelques cousins dans des maisons à sapins et à grilles… Que la paix descende sur moi et qu’on ne me reparle plus de cette immense aventure de vivre. Et que, dans la ruelle d’un étrange demi-sommeil prophétique, j’entende la douce voix du calme chuchoter quelque part  : Laissez-le.

Léon-Paul Fargue, « La gare abandonnée », Poésies, Gallimard, p. 64.

Guillaume Colnot, 1er fév. 2013
voient

La femme dit : « Faisons encore une photo avant de nous en aller. » Sur l’image on la voyait tout d’en bas, baissant le regard, sur fond de ciel ; avec à peine la pointe des sapins. La femme s’écria comme effrayée : « Alors, c’est ainsi que les enfants voient les adultes ! »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 96.

Cécile Carret, 30 juin 2013
revêche

Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?

— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.

— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.

— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 19 fév. 2014
tenter

J’ai regardé la vache et la poule et je me suis dit qu’il n’aurait pas été inintéressant, tout de même, après si longtemps, de les voir tenter autre chose.

Éric Chevillard, « mercredi 15 novembre 2017 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 25 fév. 2024
inconnue

Lorsque Marie entend la sirène du bateau de Belle-Île, elle dit : « C’est le bateau qui entre au port. » Et comme il fait déjà nuit et qu’il pleut, nous n’avons pas le temps d’aller le voir accoster ; elle ajoute alors : « C’est dommage. » Elle a 25 mois et s’exprime fort bien ; et une manière de dire oui ou non qui en fait presque une inconnue.

Richard Millet, « 5 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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