exode

Je m’efforçais malgré tout, et parfois non sans fièvre, de donner à mon exode une certaine forme.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 318.

David Farreny, 20 mars 2002
Kraken

En 1752, le Danois Éric Pontoppidan, évêque de Bergen, publia une célèbre Histoire naturelle de Norvège, œuvre très accueillante et crédule ; dans ses pages on lit que le dos du Kraken a un mille et demi de longueur et que ses bras peuvent étreindre le plus grand navire. Le dos émerge comme une île ; Éric Pontoppidan en arrive à formuler cette règle : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens. »

Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 22 mars 2002
remplacer

Que je le dise enfin […] : n’importe quel caillou, par exemple celui-ci, que j’ai ramassé l’autre jour dans le lit de l’oued Chiffa, me semble pouvoir donner lieu à des déclarations inédites du plus haut intérêt. Et quand je dis celui-ci et du plus haut intérêt, eh bien voici : ce galet, puisque je le conçois comme objet unique, me fait éprouver un sentiment particulier, ou peut-être plutôt un complexe de sentiments particuliers. Il s’agit d’abord de m’en rendre compte. […] Il ne s’agit pas tellement d’en tout dire : ce serait impossible. Mais rien que de convenable à lui seul, rien que de juste. Et à la limite : il ne s’agit que d’en dire une seule chose juste. Cela suffit bien.

Me voici donc avec mon galet, qui m’intrigue, fait jouer en moi des ressorts inconnus. Avec mon galet que je respecte. Avec mon galet que je veux remplacer par une formule logique (verbale) adéquate.

Francis Ponge, « My creative method », Méthodes, Gallimard, p. 23.

David Farreny, 23 mars 2002
crétin

Il ne se dit plus que des choses qu’on peut dire en un sens… Moi-même, j’en commets énormément. Si j’écris par exemple, et je ne m’en prive pas, que l’ennemi numéro un, c’est le sympa, je suis évidemment vautré dans l’en-un-sens. C’est au point que je ne vois plus très bien ce qui pourrait se dire en tous les sens — sinon qu’il y a de la mort : encore ne suis-je pas tout à fait sûr du partitif.

[…] « Le véritable ennemi, c’est le sens » : sans doute, en un sens ; mais c’est en un sens minoritaire. Le bathmologue épuisé revient au sens, dont il sait bien qu’il n’est qu’une convention. Mais c’est une convention indispensable et bienfaisante, dont il se pourrait bien qu’elle fût seule capable, paradoxalement, de rendre, ou de garder, à la vie sa saveur, aux objets leur poids, aux images leur relief, aux sentiments leur dignité et aux opinons leur vertu.

Un crétin est un crétin est un crétin est un crétin…

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 190-191.

Élisabeth Mazeron, 13 nov. 2003
endroit

Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit. Il ne pouvait croire qu’on s’y établisse et respire sans abdiquer, dans l’instant, ce qu’il ne réclamait point, en devenir possesseur et possédé, l’esclave, le maître, ce qu’il était assurément.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
futurition

Ce que l’on ne doit pas voir ? Qu’on n’est pas seul, unique. Ce qu’il est impossible d’apprendre, de savoir ? Qu’il en existe d’autres, que d’aucuns ont fait, font ou feraient tout aussi bien l’affaire. Que, toute situation étant précaire, surtout la situation amoureuse, rien n’est jamais acquis. Qu’il n’est aucune monogamie absolue, radicale, définitive, éternelle et d’ailleurs qu’elle dure le seul temps de l’illusion. De quoi faut-il se protéger ? De cette certitude que la libido, la puissance génésique, le travail de l’espèce, l’inégalité des besoins de jouissance, tout cela conduit à des mouvements dans lesquels se soulèvent des continents alors que d’autres s’abîment sous les flots. Que personne ne peut rien à cette tectonique des plaques. Le prétendant, celui qui peut remplacer, supplanter, l’ancien amant ou le prochain, ceux qui eurent et ceux qui auront, voilà qui tue, massacre et jette à terre. Mieux vaut donc l’innocence de l’instant et l’immense faculté d’oubli doublée d’une incapacité à la futurition.

Michel Onfray, « Théorie de la femme fatale », L’archipel des comètes, Grasset, p. 101.

David Farreny, 19 avr. 2005
canines

Ô rictus faussement souriants, ô mon amour déçu. Car j’aime, et lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m’offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m’émeut et je l’aime, mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus. Ô pauvres rictus juifs, ô las et résignés haussements d’épaules, petites morts de nos âmes.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 10.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
éviter

À ma demande, Léone me parle de cette mystérieuse tranquillité qu’aiment les femmes et dans laquelle elles se réfugient volontiers après les tourments de l’amour, ou pour les éviter. Par « tourments de l’amour », j’entends moins l’attente déçue, les tromperies, la douleur surtout d’être abandonnée, que l’inquiétude qu’une femme ne peut manquer d’éprouver sur sa féminité même, inquiétude qu’un homme qui aime les femmes a du mal à concevoir, et doit à chaque fois faire un effort pour se représenter à nouveau. Tant pour lui, chaque femme incarne cette féminité désirée, espérée, ce trésor que chacune semble posséder et avoir le pouvoir d’accorder ou de refuser. Alors qu’en fait, de l’adolescence à l’âge mûr, face à l’éventuel désir des hommes, aucune n’est assurée de l’avoir : soit qu’elle se sente trop pauvrement dotée à cet égard – les autres ont de plus gros seins, une plus belle peau, un savoir-faire qu’elle n’a pas –, soit que le passage du temps menace de l’en déposséder.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 75.

Cécile Carret, 13 mars 2011
rallongent

Les jours rallongent et je ne suis pas prêt.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 155.

David Farreny, 30 juin 2014
peu

On est dégoûté du monde par la partie haute de son intelligence, on le supporte par les parties moyennes de son esprit et on ne le goûte que par les fondements un peu bas de son âme.

Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 49.

David Farreny, 3 mars 2016

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