Ma vie est faite. Voici l’ubac.
Pierre Bergounioux, « jeudi 25 mai 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 795.
Il est rare qu’un homme puisse regarder une journée entière, du lever au coucher, sans céder au besoin irrépressible de l’acte. Non seulement ne pas y céder mais s’en défendre absolument : ne rien faire du tout. Ne pas sortir bien sûr, écarter toute tentation ludique ou culturelle ou utilitaire, ne voir personne. Quelque chose comme tenir compagnie aux heures, pour voir ce qu’il y a quand il n’y a rien. Cela en toute liberté, hors claustration clinique ou carcérale. J’y parviens pour ma part assez bien. — Y aurait-il dans cette assertion comme une bravade… — Eh, sans parler d’une expérience de l’extrême, l’affaire mérite attention. Appartenir à l’espèce la plus agitée qui soit et ne plus bouger : défi immense que je suis presque seul à relever par la seule volition, entre deux mictions, un repas frugal sur un coin de table et une fermeté quasi héroïque face à toute sollicitation érotogène.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 94.
Je ne sais pas comment font les autres.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 47.
Mardi – Quels fragments de paysage pourraient être transportés ailleurs, dans une ville inconnue, sans que la tricherie transparaisse ? Les immeubles et les trains ont ce matin des allures de puzzles et leurs pièces se retournent sous nos yeux. […]
Mercredi – Le bus peine à sortir de ma tête. Il fait si beau et je ne vois rien de ce que voient les voyageurs. Passons devant l’hôpital où un homme âgé, vêtu d’un pyjama à rayures, nous regarde debout du couloir, dans l’embrasure.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 27.
Je-t-aime n’est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s’accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre ». C’est une holophrase.
(Quoique dit des milliards de fois, je-t-aime est hors-dictionnaire ; c’est une figure dont la définition ne peut excéder l’intitulé.)
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 176-177.
On le voit, ce ne sont pas des projets étriqués car il ne convient à Grégor que d’affronter de vastes dimensions. Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – ou, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 15.
— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.
Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.
Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.
Tiens ? Il y a longtemps que je n’ai pas vu dans le quartier cette très vieille femme incroyablement maigre et boiteuse qui toussait tout le temps. Qu’a-t-elle bien pu devenir ?
Éric Chevillard, « mardi 13 décembre 2016 », L’autofictif. 🔗