Musique, merveille qui sûrement précéda le feu. On en avait autrement besoin.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 365.
J’ai une espèce de remords sans regrets qui hier soir tournait presque à l’angoisse et m’a valu un tas de cauchemars — mais grâce au ciel, tant pour ma moralité que pour le repos de mon âme, je n’ai plus de ces velléités de jalousie que j’ai eues quelquefois jadis. Vous avez su être tel avec moi que je puisse clairement envisager vos sentiments pour [Olga] sans avoir le moindre petit pincement déplaisant au cœur — au contraire, je vous trouve sympathique et je vous aime jusque dans l’amour que vous avez pour elle — je m’en suis rendu compte hier soir avec satisfaction et avec une espèce de profonde gratitude à votre endroit. Car c’est pour moi la seule attitude correcte, mais cette correction ne m’est pas si naturelle, et je ne l’aurais certes pas eue s’il n’y avait entre nous tant de tendresse, de confiance et d’amitié. Je vous aime — d’un amour âpre et avide certes, mais aussi d’un amour désintéressé. J’aime que vous m’aimiez, mais j’aime aussi que vous existiez simplement, tel que vous êtes. Je vous aime avec gravité aujourd’hui — lourdement, profondément — c’est souvent ainsi.
Simone de Beauvoir, « lettre du 6 juin 1939 », Correspondance croisée (avec Jacques-Laurent Bost), Gallimard, p. 390.
Sentiment de l’infini, de la présence de l’infini, de la proximité, de l’immédiateté, de la pénétration de l’infini, de l’infini traversant sans fin le fini. Un infini en marche, d’une marche égale qui ne s’arrêtera plus, qui ne peut plus s’arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction illusoire qu’il existe du fini, du conclu, du terminé, de l’arrêté. Le fini soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout « circonscrit », lequel ne peut plus exister.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 12.
À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.
Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.
Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.
Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.
Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.
Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.
Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.
Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.
Réflexions sur le commandement : il n’y a pas de génies méconnus. Chacun trouve dans la vie la place qui lui revient. Nous sommes nés avec l’exact potentiel social que nous réaliserons…
Ernst Jünger, « 24 juin 1940 », Journaux de guerre (2), Gallimard.
Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.
Gratte ta gorge et gronde et fredonne.
Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.
Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre
Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.
Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,
Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.
Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.
Nous sommes armés contre tous les dangers.
Bondis sur le silence, bondis sur la souris
Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.
Chasse de chez moi les brisures de rêves
En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre
Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire
Sur le matin au ciel de plumes tigrées
Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours
Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.
Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.