À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.
Victime d’une conversation il doit s’aliter.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 32.
Deux journées de voyage éloignent l’homme — et à plus forte raison le jeune homme qui n’a encore plongé que peu de racines dans l’existence — de son univers quotidien, de tout ce qu’il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances ; elles l’en éloignent infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 8.
Le train part peu avant quatre heures. J’ai emporté une étude sur Keynes mais, comme tout mon temps se passe à écrire ou à lire, je prends l’audacieux parti de regarder. Ciel splendide, d’un bleu cru, contre lequel le vent de nord-est pousse de grandes nefs colorées, cumulus à la base fondue, vitreuse, au sommet éclatant, cérébelleux, d’autres d’un blanc pur et, au sud-ouest, sur le quart de l’horizon, un grand voile soufré sur lequel se détachent deux ou trois écharpes minces, des grains.
Pierre Bergounioux, « mercredi 2 octobre 1996 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 755.
Le temps coulait fondu par le feu des fatigues.
Je paressais immensément,
épelant d’A à Z le Larousse prodigue
en faciles enchantements.
Raymond Queneau, Chêne et chien, p. 42.
Il faut se fixer des idéaux atteignables quand on ne saute pas deux mètres cinquante en hauteur de vue.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 10.
La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes « points exquis ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.
D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.
Le temps est irréversible et pourtant je m’approche de ce qui m’a précédé.
Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 17.
L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.